Georges Gorse : Je n’irai pas à mon enterrement – 1958

Mémoires de Georges GORSE : je n’irai pas à mon enterrement

L’affaire d’Algérie pesait plus lourdement que jamais sur nos relations avec Tunis.

Ceux qu’on appelait encore les fellaghas se regroupaient et s’entraînaient dans les régions frontalières. Sans grande véhémence d’ailleurs : il m’est arrivé souvent de longer ces camps dans ma voiture avec fanion, sans provoquer trop de curiosité.

L’armée française d’Algérie lançait de temps en temps quelques pointes sur ces « bases » où elle ne rencontrait en général que le vide. Bourguiba protestait contre ces « violations » qui, parfois, mettaient à mal quelques bergers tunisiens.

Nous protestions en retour contre son impuissance à mettre de l’ordre dans cela. Les forces françaises de Tunisie ne se mêlaient que rarement à l’affaire. Bourguiba réclamait sans cesse leur évacuation pour assurer plus complètement l’indépendance de son pays.

Nous répondions que les circonstances s’y prêtaient mal. Mais ces forces voyaient chaque jour leur liberté de mouvement entravée et leur présence en Tunisie perdait sa signification.

Faute d’un gouvernement français digne de ce nom, les bureaux du ministère s’avéraient hors d’état de répondre à mes questions. Exemple : remontant de Gabès sur Sfax, une de nos unités s’est heurtée à un barrage de civils, femmes et enfants.

Le commandement militaire me demande des instructions. J’appelle Paris :

  • – Vous ne devez en aucun cas laisser entraver la liberté de mouvement de nos troupes.
  • – Cela signifie donc que nos troupes doivent bousculer le barrage ?
  • – Vous devez éviter tout incident grave !
  • – Cela signifie-t-il que je demande à l’armée de regagner son cantonnement ?

Silence.

J’adresse alors à « Paris », bien poliment, un télégramme de ce genre :

« A défaut d’instructions contraires de Votre Excellence, me parvenant dans la journée, je me propose de demander à l’armée de rentrer à Gabès. »

Sans réponse…

Ainsi vivait-on tant bien que mal dans un climat de tension permanente, attendant je ne sais quel miracle, multipliant les « démarches » avec le ton ferme et l’œil inexpressif qui conviennent, alternant avec le gouvernement tunisien les protestations véhémentes et les déclarations, également sincères, d’amitié et de coopération exemplaire.

Vers minuit on m’annonça discrètement que trois soldats français avaient été enlevés par des Algériens vers Sakiet Sidi-Youssef, et probablement tués1. Le tragique intervenait dans le comique : les masques, comme dans Don Juan, devenaient messagers du destin. J’enlevai ma moustache de chat et quittai le bal.

Le lendemain, on s’agita à Paris, Félix Gaillard, alors président du Conseil, voulut montrer son énergie.

Il dépêcha à Tunis, par avion spécial, le général Buchalet et son propre chef de cabinet, Larché, porteurs – disaient les journaux – d’un « ultimatum ».

Naturellement on avait omis de prévenir l’ambassadeur. Je fus convoqué le matin par Bourguiba, qui me demanda ce que cela signifiait. « De toute manière, me dit-il, je refuse de recevoir des émissaires ainsi annoncés par la presse sans communication préalable du gouvernement. »

Mon insistance se heurta à un mur. L’après-midi, l’avion spécial se posa. Les émissaires du président du Conseil avaient oublié qu’à cette époque il fallait un visa pour entrer en Tunisie. Pas de visa, les voici bloqués à l’aéroport, l’opération de prestige commençait mal.

Je dus, pendant de longs moments, parlementer avec le ministre tunisien des Affaires étrangères pour obtenir qu’à tout le moins ils fussent autorisés à venir à Tunis, et je pus enfin les amener à l’ambassade. J’insistai à nouveau pour que le président les reçoive.

Peine perdue : « Je vous reçois à tout moment comme ambassadeur de France, mais je ne veux pas voir ces gens ».

J’obtiens toutefois qu’ils soient reçus par le ministre des Affaires étrangères et je soumets à Paris cette formule qui sauve un reste de face. Paris refuse : « Si les envoyés du gouvernement ne sont pas reçus par le Président, ils rentreront à Paris et vous avec ».

Je vais donc informer le ministre des Affaires étrangères de cette décision. Il exprime ses regrets de mon rappel, et me raccompagne avec la plus grande courtoisie, jusqu’à la porte du « Sérail ».

Je ne quitte pas sans émotion un pays auquel je me suis attaché et où j’ai déployé bien des efforts. Je laisse provisoirement ma famille à la résidence de La Marsa pour accréditer l’idée que mon rappel n’est pas provisoire.

J’ignore encore que l’évolution de la situation en France me permettra de revenir, comme ambassadeur du général de Gaulle, poursuivre ma mission avec plus d’autorité. Les envoyés spéciaux du gouvernement ont eux-mêmes le sentiment d’avoir été entraînés dans une opération maladroite.

Mais le président Félix Gaillard est depuis ce matin père d’un fils : sans rancune nous lui adressons un télégramme de félicitations avant de nous embarquer. Le général Buchalet, arrivé en uniforme, a choisi de repartir en tenue civile.

A Tunis, la situation s’aggravait.

Les forces placées sous les ordres du général Gambiez supportaient de plus en plus difficilement l’immobilité à laquelle le gouvernement tunisien cherchait à les contraindre. Chacun est tenté de profiter des circonstances pour gagner à la main.

Bourguiba réclame en termes de plus en plus aigres l’évacuation des troupes françaises. Dans le Sud, en particulier autour de Rémada, les incidents se multiplient.

Les tunisiens élèvent des barrages et maintient un climat de tension. Le colonnel Mollot, qui est un dur, réagit avec vigueur.

Jean-Pierre Bénard me remplace en qualité de chargé d’affaires avec une loyauté et un sang-froid remarquables (nous nous sommes connus dans le désert d’Egypte et je dois beaucoup à son amitié) ; il vient me rejoindre à Paris pour exposer la situation nouvelle.

A peine est-il arrivé que Xavier de la Chevalierie, devenu chargé d’affaires à son tour (où s’arrêtera la cascade ?), nous informe d’une opération d’envergure projetée par l’armée d’Algérie à laquelle nos forces de Tunisie seraient associées.

Cette opération risque évidement d’étendre le conflit algérien à la Tunisie tout entière, si ce n’est d’entraîner à une véritable reconquête. Certains, et non des moindres, l’envisagent sérieusement par souci d’efficacité militaire : c’est la conviction qu’a acquise mon chargé d’affaires lors d’un contact pris en mars avec les autorités d’Alger.

Je sais que l’opération « Serpe et Pioche », puisque tel est son nom, ne serait point pour déplaire au général Gambiez qui s’impatiente, mais je le sais aussi discipliné que courageux : il s’accommodera d’un contrordre.

Je mesure tous les risques d’une telle aventure dans le contexte national et international (les représentants américains et anglais MM. Murphy et Bealy poursuivent à Tunis, pour le compte des Nations Unis, une mission de « bon offices »…).

Je vois mal, en revanche, ce qu’on y gagnerait, sinon, selon le mot de De Gaulle à l’ambassadeur de Tunisie qui, lui-même «rappelé par ordre», avait eu la clairvoyance de lui rendre visite, « d’insulter l’avenir ».

En Tunisie, les choses n’attendront pas jusqu’au lendemain. Au début de la nuit, La Chevalerie me bombarde de messages. Si nous ne l’empêchons, l’opération « Serpe et Pioche » sera déclenchée demain à l’aube.

Nous n’avons donc plus que quelques petites heures de nuit pour fixer là-dessus l’attention du gouvernement.

Dans l’après-midi, j’avais tenu informé Louis Joxe, secrétaire général du Quai d’Orsay, du projet de l’armée et de nos inquiétudes. Vers onze heures, je l’appelle à son domicile, quai de l’Horloge, et lui parle à mots couverts des « instruments aratoires » dont nous sommes menacés à cinq heures du matin.

Peut-être tiré d’un premier sommeil, Joxe a peine à ne pas me croire ivre. Je dois être plus explicite ; au diable les écoutes, écoute qui veut, y a-t-il des secrets d’Etat quand il n’y a plus d’Etat ? Joxe va appeler son ministre et nous rejoindre au Quai d’Orsay. Minuit dans le bureau de Vergennes. Pleven estime, lui aussi, qu’il faut annuler l’opération.

Il convoque Chevegné, responsable des armées. Mais, ajoute-t-il, étant donné l’importance de l’affaire, sans doute vaut-il mieux consulter «qui-vous-savez». «Quoi que nous fassions, nous serons critiqués: il est indispensable de se couvrir de ce côté. Au point où nous en sommes… »

Curieuse fin de République, déjà le pouvoir est ailleurs… On appelle donc Geoffroy de Courcel, lui demandant d’exposer la situation à de Gaulle. Deux heures du matin, Courcel revient : « J’ai téléphoné. Le Général est d’accord. Ce n’est pas le moment de faire des histoires. »
Ouf ! On télégraphie d’urgence à Alger et à Tunis. « Serpe et Pioche » n’aura pas lieu. Ainsi fut évitée une opération pleine de risques et qui eût entraîné de nouveaux morts inutiles.

De Gaulle me demanda de reprendre mon poste à Tunis comme si de rien n’était, avec mission de renouer les fils rompus et d’éliminer aussi rapidement qu’aimablement les « bons offices » anglo-saxons.

L’un de ses premiers actes de gouvernement sera d’assainir provisoirement la situation en acceptant de retirer de Tunisie, à l’exception de Bizerte, les troupes inutilisables, donc inutiles. Au conseil interministériel qui en décida, il balaiera les objections de quelques tenants de l’ordre ancien, sans daigner répondre lui-même. Il confie cette tâche, non sans une pointe de sadisme, à Guillaumat dont il connaît les sentiments.
– – – –

Mais les aérodromes ?… Guillaumat, répondez ! Mais les bases des fellaghas ? Guillaumat, répondez !

Quelques mois auparavant, mettant les choses en ordre comme on classe ses papiers avant de déménager, nous avions transporté au cimetière militaire français de Gamarth les restes du Soldat inconnu, inhumé jusqu’alors en plein centre de la ville, à quelques pas de la Porte de France, exactement entre l’ambassade, qui ressemble fort à une préfecture de la fin du siècle dernier, et la cathédrale où l’on célébrait encore de temps à autre des « messes consulaire ».

L’évêque mitré et crossé accueillait l’ambassadeur à la porte pour lui présenter le goupillon, en souvenir du temps où le Grand Turc avait chargé François 1er de protéger les chrétiens d’Orient.

On m’avait fait la leçon : il fallait simplement toucher le goupillon et non point s’en saisir comme l’avait fait, paraît-il, un de mes prédécesseurs emporté par son ardeur de franc-maçon.

La présence de ce tombeau, sur l’avenue qui ne s’appelait Jules-Ferry mais Habib-Bourguiba, agaçait le gouvernement tunisien. J’acceptai d’abord de donner un caractère plus discret à la cérémonie du 11 novembre, ce qui me valut les protestations indignées d’un général d’aviation : « Si l’on ne peut même plus sonner le clairon en ville !… »

Nous décidâmes enfin de transférer le Soldat inconnu dans notre cimetière militaire, loin de la ville, au sommet d’une colline où nous pourrions jouer du clairon. L’organisation de ce transfert fut l’occasion de longs palabres : le président du Conseil tunisien finit par accepter d’être représenté à la cérémonie : « Après tout, me dit-il, puisque ce soldat est inconnu, c’est peut-être un Tunisien. »

La levée du « corps » se fit à l’aube, fort discrètement. J’avais été informé d’un fait nouveau : cette tombe était purement symbolique et ne recouvrait aucun corps, non seulement le soldat était inconnu, mais il n’existait pas.

Vide ou non, le cercueil fut solennellement amené sur la colline la plus haute des environs de Tunis, la plus belle aussi. On avait installé au sommet deux colonnes romaines : Romme aimait les armées. Autour s’étageaient les tombes, avec leurs signes chrétiens, musulmans ou juifs, et toujours le simple casque. Un bataillon de vivants rendait les honneurs. Les tambours battaient assourdis de crêpe noir.

Au-delà étincelaient la baie de Carthage, la colline de Sidi-Bousaïd, le lac, et à l’horizon le Boukornine, la montagne aux deux cornes, composant sous le signe de Tanit l’un des plus beaux paysages du monde.

Je revois les lanciers à cheval qui m’avaient escorté lorsque j’allai, au début de ma mission, remettre du bey « possesseur du royaume de Tunis » mes lettres de créance. Bourguiba se tenait à ses côtés.

Quelques moins plus tard, l’Assemblée tunisienne votait la déchéance du bey. Délicate situation pour un ambassadeur accrédité auprès d’un souverain que d’être prié d’assister à sa déposition. Je fus témoin des débats, et m’éclipsai pudiquement au moment du vote. L’assemblée chantait à l’unisson l’hymne national curieusement modulé.

Trois députés allèrent annoncer sa déchéance au bey qui les attendait en robe de chambre et en babouches : on eût préféré qu’il revêtît ce jour-là l’uniforme de maréchal de l’Empire ottoman.

Toujours pour l’histoire !

Par courtoisie, j’attendis deux jours pour annoncer à Bourguiba que, tout compte fait, la République française n’avait pas d’hostilité majeure à la forme républicaine de gouvernement…

Je revois le palais beylical que l’on donnait à visiter, plein des horloges de toutes sortes que collectionnait l’ex- souverain. On me montra sa chambre comme le fruit défendu. Aux murs, se mêlaient les peintures de nus et les photos de famille. Au chevait du lit, la lampe était une danseuse du ventre qui se trémoussait en musique.

 

 

1    En fait, ils furent libérés quelques mois plus tard. Je les ai reçus à l’ambassade et j’ai appris à ces trois sympathiques soldats, un peu éberlués, que leur capture avait été la cause de grands événements et l’occasion de la chute d’une république.

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