La leçon du procès de Ben Salah mai 1970 (Afrique Asie mai 1970)

Afrique-Asie mai 1970

La leçon du procès d’Ahmed Ben Salah
Rechercher avant tout une planification vraiment humaine

FINALEMENT, la Haute-Cour de Tunis a rendu son verdict le 24 mai, dans l’affaire Ben Salah. L’ancien ministre a été condamné à dix ans de travaux forcés, assortis d’une peine complémentaire de dix ans de résidence surveillée et de la privation de ses droits civiques.
Pour un homme qui était inculpé de haute trahison, de complot contre le régime, convaincu d’avoir noyauté le Parti pour s’emparer de l’appareil de l’Etat, d’avoir voulu collectiviser sans pitié l’agriculture, un tel verdict apparaît bien modéré.
Le président Bourguiba, qui a été conduit, par le mécontentement populaire grandissant, à désavouer puis à condamner – avec véhémence – le jeune et brillant collaborateur qu’il avait encouragé et longtemps soutenu, est, sans nul doute, intervenu pour que la condamnation – spectaculaire – ne soit pas davantage marquée de sévérité. Car tous les responsables n’étaient pas au banc des accusés.
En réalité, le débat se pose sur un autre plan que celui de la trahison celui de la philosophie économique.
Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut aujourd’hui organiser la production, qu’il n’est plus possible de faire n’importe quoi de façon anarchique, que tous les pays sont plus ou moins ouverts aux courants internationaux, en un mot qu’il faut planifier. Mais il s’agit de s’entendre sur le contenu du mot planification.
Pour certains esprits, brillants d’ailleurs, mais théoriciens de l’absolu, il suffit de décider, à l’échelon gouvernemental, des mesures rationnelles à prendre et de les appliquer, au besoin avec autorité. L’exemple de l’U.R.S.S. ou de la Chine rouge prouve, à leurs yeux, qu’on peut transformer un peuple en utilisant la force.
Cependant, la planification ne peut être que souple, extensible, et doit se réserver, après des études sérieuses, de grandes marges d’adaptation aux réalités, qu’elles soient d’ordre climatique ou humain. Les réactions des Koulaks à la collectivisation de l’agriculture, en Russie, doivent être méditées.
Comme le disait le gouverneur général Robert Delavignette aux Semaines sociales de Marseille en 1956 Dans les pays, d’outre-mer sous-développés, plus encore que dans les métropoles d’Occident, la planification aura besoin de déployer toute sa logique d’autorité et de continuité, pour éviter l’anarchie qui rejetterait les solutions du Plan.
Mais cette logique d’autorité ne pourra s’exercer que si les masses sont convaincues de l’intérêt de ce plan. Il saut, en conséquence, à la base, une éducation de ces masses, et, là encore, nous trouvons la nécessité d’instruire les populations et de les convaincre des exigences de l’intérêt général, étant bien entendu que les élites, en premier lieu, doivent s’y soumettre avec conviction et désintéressement.
Et c’est bien ce qui a manqué dans l’expérience tentée par le gouvernement dont a fait partie Ahmed ben Salah et réalisée par son équipe.
Il est certain que les pratiques agricoles du bled tunisien sont archaïques et qu’il y aurait avantage à adopter des méthodes modernes, que les méthodes de production doivent s’insérer dans un cadre d’organisation rationnelle et qu’une les meilleures solutions pour animer l’économie est la solution coopérative. C’est en effet, le type d’organisation qui est expression la plus heureuse et la plus efficace des efforts les hommes qui sont chargés, eux-mêmes, de les valoriser.
Mais il faut que les hommes y croient, et il ne faut pas vouloir l’imposer brutalement, sinon elle perd son dynamisme, elle entraîne une dégradation de l’activité générale, et, devant les résistances ou la passivité qui se manifestent, les dirigeants et, en tous les cas, leurs agents d’exécution sont conduits à exercer des pressions inadmissibles et à commettre des abus et des violences.
Entre la leçon des livres, et les exigences de la vie, il y a une marge dont Ahmed ben Salah a été la victime. Car, devant les difficultés, les théoriciens ont appuyé sur l’accélérateur. Ils ont voulu avoir raison contre l’évidence. « La bureaucratie s’est installé en maîtresse » De déficit en déficit, les dirigeants se sont livrés, comme l’écrivait l’ambassadeur de Tunisie à Paris, Mohamed Masmoudi, au jeu facile du e verbe et de la haute voltige financière.
Sur les 331 unités de production agricole, constituées avant 1959, écrit de son côté L’Action, 252 étaient en déficit, 172 d’entre elles arrivaient à peine à rembourser 50% de dettes contractées, 107 n’avaient pas atteint les 10 % de remboursements à leur charge. Le manque de cadres faisait qu’en 1969, on comptait un ingénieur pour 70 000 ha et un adjoint technique pour 260000 ha. »
On a d’ailleurs vu défiler à la barre du tribunal une série de paysans qui ont relaté des faits navrants. On a, par exemple, abattu les 300 oliviers qui constituaient la seule richesse et le seul moyen de vivre d’un paysan qui en est devenu à moitié fou, et on ne les a remplacés par rien. On a arraché les 8 000 pieds d’oliviers de la forêt de Zaghouan, qui est maintenant un désert, et on a même refusé d’accorder des délais pour achever la cueillette des olives. On a confisqué à un autre sa camionnette, et la coopérative, qui lui en a donné un prix bien au-dessous de sa valeur, l’a revendue à son profit à un prix supérieur. On a dépossédé des paysans des terres où ils subsistaient, et on en a fait des prolétaires qui n’ont même pas été payés. Et bien d’autres misères ont été mises à nu. Si j’avais été au courant du dixième de ce que j’ai entendu aujourd’hui (21 mai), a déclaré M. Ahmed ben Salah, je me considérerais comme un véritable criminel d’avoir poursuivi l’expérience. Si le dixième des souffrances qui ont été décrites dans cette salle est vrai, je dois regretter l’œuvre que j’ai entreprise.
Le pauvre paysan qui vit de la cueillette de ses maigres olives et des services de son âne vit mal, sans doute, mais il vit mieux que s’il n’a rien, d’autant qu’il accepte sa pauvreté dans un climat traditionnel. Qu’on lui abatte ses arbres et qu’on lui prenne son bourricot (en lui promettant sa participation aux bienfaits d’un tracteur dans une dizaine d’années), il est destiné à mourir de faim et il se révolte. C’est l’origine des incidents qui, dans le Sud, aboutirent à des fusillades et qui ouvrirent les yeux au président Bourguiba.
Ce fut dans des circonstances analogues que fut destitué par l’armée le président Modibo Keita. Au Mali également, la révolte est venue des campagnes où le paysan se voyait réquisitionner son mil à des prix de misère et devait le racheter à des prix excessifs.
Il y a là une leçon qui est valable pour l’Afrique. Le problème est le même partout. Moderniser un pays exige deux conditions : une éducation et des cadres. Avant de vouloir bouleverser un système traditionnel, basé sur un certain fatalisme, sans doute, mais aussi sur une sagesse ancestrale, il faut commencer patiemment à préparer les hommes aux réformes souhaitables et en tous cas les maintenir, en tout temps – et c’est là l’essentiel – dans la joie de vivre.

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