Lettre de Bourguiba à De Gaulle – 6 juillet 1961

LETTRE DE BOURGUIBA A DE GAULLE

Monsieur le président,
Une situation grave et qu’il nous fait rapidement redresser pour sauver les relations entre nos deux pays, m’impose de vous adresser, sans délai, ce message de caractère exceptionnel. J’ai chargé mon plus proche collaborateur de vous le remettre.

J’ai consacré trente années de ma vie à lutter pour une coopération libre entre la Tunisie et la France. Cela m’autorise, je pense, à affirmer hautement chaque fois que les circonstances l’exigent, qu’il y a une chose que je place au-dessus de cette coopération et, en vérité, au-dessus de tout : la souveraineté complète de la Tunisie, sans limitation autre que librement consenti.

Or la Tunisie, qui a recouvré sa souveraineté interne et externe le 20 mars 1956 continue, plus de cinq ans après, a être dans l’impossibilité de l’exercer sur l’ensemble de son territoire et ce, contre la volonté de son peuple et de son gouvernement, clairement et publiquement exprimée en toutes circonstances, dûment communiquée au Gouvernement français par la voie diplomatique, et présentée par moi à vous-même le 27 février dernier.

En dépit de ces demandes retirées, la France s’est refusée, jusqu’ici à admettre le principe de l’évacuation et à envisager sérieusement le retrait de ses forces de la base de Bizerte et de nos territoires du Sud.

Au cours de l’entretien que j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous le 27 février dernier à Rambouillet, je vous ai moi-même exposé notre position sur ce point : l’objectif de la Tunisie est d’obtenir, dans les délais les plus rapides, l’évacuation complète par les troupes françaises de la base de Bizerte et de la zone frontière du Sud-Tunisien. Je vous ai proposé, pour atteindre cet, objectif, l’ouverture de négociations pour fixer les modalités et le calendrier de cette évacuation. J’ai enfin exprimé devant vous la conviction que cette dernière séquelle de l’ère de coloniale levée par voie amiable, les relations entre nos deux pays se renforceraient immédiatement puisque la base de Bizerte elle-même et l’arsenal voisin pourraient être reconvertis, en coopération avec la France, en un chantier naval disposant d’installations industrielles précieuses pour le développement du potentiel économique de la Tunisie.

… Récemment encore, voyant qu’aucune suite n’était donnée à ces propositions, j’ai été amené à prier le représentant de la France à Tunis d’exprimer à Votre Excellence mon inquiétude devant l’attitude du Gouvernement français.

Je me permets de vous rappeler que le 25 janvier 1960 devant le comportement toujours négatif de la France et l’ampleur des réactions de l’opinion tunisienne, j’ai annoncé la décision du Gouvernement d’engager la bataille de l’évacuation, bataille que je souhaitais toute pacifique, à partir du 3 février suivant, deuxième anniversaire du bombardement de Sakiet. Vous savez dans quelles conditions et dans quel esprit, à la suite de l’affaire des barricades d’Alger, j’ai pris sur moi la grave responsabilité de stopper l’élan du peuple en attendant la solution de la crise française, dans l’espoir toujours vivace, qu’une fois cette épreuve surmontée, une solution amiable du problème qui nous divise serait plus facilement réalisée.

Or, aujourd’hui, au lieu de la solution espérée, nous constatons, que le Gouvernement français ou tout au moins le Commandement français de Bizerte fait procéder dans la zone en question à des travaux de génie sous forme d’allongement de la piste d’atterrissage en vue de permettre l’utilisation de nouveaux types d’avions ce qui revient à augmenter le potentiel militaire de la base.

Ce fait nouveau apparaît grave dans la mesure où il trahit sans conteste la volonté des autorités françaises de s’installer dans le statu quo et même de l’aggraver. Le peuple tunisien et moi-même, ne pouvons le prendre que comme la preuve, que le Gouvernement français semble faire fi de notre dignité nationale, ne prend pas au sérieux notre juste revendication et ne croit pas beaucoup à notre détermination à réaliser coûte que coûte la libération de notre territoire national.

Dans ces conditions, je suis obligé de porter à votre connaissance, Monsieur le Président, notre décision ferme et irrévocable de voir mettre un terme à cette situation contre laquelle le peuple tunisien est unanimement dressé.
Si comme je veux encore l’espérer le principe de l’évacuation est admis par le Gouvernement français, les contacts nécessaires pour en préciser les modalités pourront avoir lieu le plus tôt possible.

Je vous confirme enfin que nous voulons, en ce qui nous concerne, faire en sorte que ce qui est aujourd’hui cause de litige soit, demain, le point de départ d’une coopération libre et fructueuse entre nos deux pays.
La Tunisie a montré beaucoup de compréhension et de bonne volonté tout au long du processus qui conduit à substituer des rapports normaux à ceux de l’ère coloniale que vous avez vous-même Monsieur le Président, et à maintes reprises déclare révolus. Elle a apporté, de diverses manières, sa contribution au mûrissement, puis à la solution, aujourd’hui en vue, du conflit algérien. Elle n’a jamais cédé à la « frénésie ».

Dans le vaste mouvement de décolonisation elle a pris la tête du peloton : elle ne peut, aujourd’hui, sans mettre en danger sa position, son autorité et ses intérêts vitaux continuer à supporter des empiétements sur sa souveraineté et des atteintes à son intégrité territoriale.
Vous-même, Monsieur le Président, avez suffisamment souligné combien « il est intolérable à un Etat que son destin soit laissé à l’action et à la décision d’un autre Etat quelque amical qu’il puisse être », pour que vous compreniez aisément notre sentiment et notre décision.

Nous savons, Vous et moi, que les bases militaires dans des pays étrangers prolongent une ère dépassée, et que, partout, les grandes puissances et la France elle-même y renoncent. Nous savons aussi que l’entreprise de décolonisation entamée doit être achevée: qu’elle n’est pas pour affaiblir nos liens mais pour les renforcer: que c’est en renonçant aux ultimes aspects de la domination qu’on obtient la vraie coopération.

L’homme qui, lui aussi, a donné le meilleur de lui-même pour restaurer l’indépendance de son pays et qui veut, de son coté, consacrer ses derniers efforts  au redressement de sa patrie, à son progrès et à son rayonnement, vous adjure de faire en sorte que de nouvelles et inutiles épreuves soient épargnées à nos deux pays.
Je vous prie de croire, Monsieur le Président, à ma très haute considération.

 

Signé : HABIB BOURGUIBA
Fait à Tunis, le 6 Juillet 1961.

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