Documentations françaises
Incertitudes en Tunisie
La vie politique et sociale de la Tunisie au cours du deuxième semestre 1977 a été essentiellement marquée par la détérioration progressive des relations entre le gouvernement et le Parti socialiste destourien (PSD) d’une part et la centrale syndicale tunisienne (UGTT) d’autre part.
…De nouveaux incidents aboutirent en 1965 à la destitution de Habib Achour qu fut même, un temps, poursuivi et incarcéré pour une obscure histoire de bateau. Après la chute de Ben Salah, Habib Achour, placé de nouveau à la tête de l’UGTT, soutient pendant plusieurs années la politique du Premier ministre Nouira et participa, en janvier 1975, à la mise en train de la politique des contrats de progrès.
…Pourquoi cette évolution ? Sans doute d’abord parce qu’elle était dans la nature des choses et qu’accédait désormais à l’action syndicale une jeunesse de plus en plus nombreuse, davantage instruite et légitimement soucieuse de son avenir et de sa place dans le monde du travail. Il était inévitable que la pression de cette bas régénérée contraignit les dirigeants de la centrale à plus de fermeté plus politisés, plus critiques doctrinalement à l’égard du pouvoir, très heureux de trouver au sein de l’UGTT des structures d’accueil leur permettant de développer à couvert leur propagande et leur action.
…Il accepta, le 19 janvier 1977, de conclure avec le gouvernement et l’organisation patronale UTICA, un pacte social par lequel, moyennant d’importants avantages salariaux, la paix sociale devait être assurée pour cinq ans. Ce pacte ne pouvait être qu’un pacte de compromis. Il n’était, par conséquent, dépourvu ni d’obscurités ni d’ambiguités, qui pouvaient être à la source de nouveaux conflits.
…En septembre, les incidents entre grévistes et forces de l’ordre s’étant produits dans le pays et l’agitation menaçant de s’étendre. M Habib Achour est reçu par le président Bourguiba, et il déclare : « la centrale syndicale ne sera jamais un facteur de division pour le pays. L’engagement est pris pour que s’arrête le processus qui risquerait d’alimenter les tendances centrifuges ». L’apaisement survient, mais pas pour longtemps.
Les 12, 13 et 14 octobre, à l’usine de textiles de Ksar-Hellal, éclate une grève, dirigée essentiellement contre le nouveau directeur, considéré par les ouvriers comme incompétent ; elle est déclarée illégale. Les heurts prenant de l’ampleur amènent les pouvoirs publics à faire appel, pour rétablir l’ordre, non seulement à la police spécialisée (les BOP homologues des CRS français), mais également, pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, à l’armée. L’UGTT qui n’avait ni cautionné, ni condamné la grève, déplore l’intervention de la force publique, et en particulier celle des militaires.
Le calme étant à nouveau revenu, surgit un autre incident. Un jour dans un café de Sousse. Un personnage assez suspect, sans doute un peu pris de boisson, se met brusquement à tenir sur le compte de Habib Achour des propos menaçants, et, brandissant un revolver, proclame son intention de le tuer, intention qui, au demeurant ne pouvait être suivie d’effet dans l’immédiat, puisque Habib Achour n’était pas là, mais à quelques centaines de kilomètres.
Tel qu’il existait jusque-là, le gouvernement de M. Hédi Nouira paraissait parfaitement équilibré. Autour du Premier ministre, militant de la vieille garde du Néo-destour, mais en même temps gestionnaire méthodique et scrupuleux, avaient été regroupés quelques anciens de la lutte pour l’indépendance (Abdallah Farhat, Mohamed Mzali, Habib Chatty), des techniciens en grand nombre (Lasram, Ben Osman), de jeunes hauts fonctionnaires qui avaient au faire preuve de préciseuses qualités précieuses qualités administratives et intellectuelles (Moncef Bel Haj Amor, Mohamed Ennaceur). Enfin, piliers politiques du gouvernement, amis inséparables qui avaient toujours connu en même temps les épreuves de la disgrâce et les prérogatives du pouvoir, MM. Mohamed Sayah et Tahar Belkhodja tenaient bien en mains l’appareil du Parti et le ministère de l’Intérieur. Mais voilà que depuis quelque temps déjà M. Tahar Belkhodja, qui avait été longtemps un « dur », partisan de la répression, avait entrepris de prôner, vis-à-vis des contestataires, une politique libérale de compréhension et de dialogue. Evolution sincères, facilitée par l’expérience de ses fonctions, ou comme susurrent certains de ses adversaires, simple habileté tactique personnelle, l’avenir le dira. Cependant son ancien compagnon, M. Sayah retait, lui, rigoureusement fidèle à la ligne ancienne. L’équilibre gouvernemental était donc rompu. Au cours des débats budgétaires l’Assemblée nationale, alors que M. Hédi Nouira avait dénoncé le caractère démagogique de certaines exigences de l’UGTT et que, au sein de l’Assemblée, d’assez nombreuses critiques s’étaient élevées contre cette façon de voir et appelaient le pouvoir à plus de souplesse, le ministre de l’intérieur M. Tahar Belkhodja confirmait avec éclat toutes ses interventions antérieures et appelait au compromis et à la conciliation. Ce désaccord public imposait de toute façon un remaniement ministériel. Il se produisit brusquement.
Le 23 décembre, à la suite d’une demande de M. Nouira, le président Bourguiba mettait fin à la mission de M. Tahar Belkhoja au ministère de l’Intérieur, M. Abdallah Farhat ministre de la Défense, était immédiatement chargé de l’intérim de l’intérieur. Le moment avait été soigneusement choisi : M. Tahar Belkhodja était absent de Tunis et en voyage privé en France. Sans perdre un instant, le Premier ministre se rendait au ministère de l’Intérieur, se faisait ouvrir le bureau du ministre et y installait M. Abdallah Farhat dont le premier acte fut de relever de ses fonctions le directeur de la Sûreté nationale et de le remplacer par un militaire, le colonel Zine El-Abidine Ben Ali.
Si M. Hedi Nouira avait surpris tous ceux qui le connaissaient, amis et adversaires, par l’énergie et la rapidité avec laquelle il avait procédé à cette opération chirurgicale (mais n’avait-il pas fait preuve de la même rapidité et de la même efficacité lors de l’éviction de M. Masmoudi en janvier 1974 ?) Il dut vraisemblablement à son tour être surpris de l’avalanche de démissions de ministres qui suivit l’éviction de M. Tahar Belkhodja : cinq ministres, dont plusieurs importants, quittèrent de leur plein gré le gouvernement[1].
Finalement, le ministère est assez facilement reconstitué. M. Abdallah Farhat abandonne l’Intérim de l’Intérieur qu’il n’avait ainsi occupé que quelques jours, à vrai dire essentiels, mais il garde la Défense nationale. M. Sayah reste en place comme ministre délégué. M. Habib Bourguiba junior revient au gouvernement avec le titre de « Conseiller spécial ». Ces trois hommes constitueront autour de M. Hedi Nouira la vieille garde politique. L’Intérieur est attribué au docteur Hannablia qui a déjà occupé un portefeuille ministériel. M. Fitouri passe des Finances aux Affaires étrangères. Les nouveaux ministres sont à peu près tous des hauts fonctionnaires ou encore des personnes ayant une compétence particulière : M. Mathari au Finances, le professeur Ben Hamida à la Santé publique.
Si la démarche de ce groupe de libéraux est restée dans l’ensemble très prudent M. Mohamed Masmoudi, lui, a été incontestablement plus remuant. Il a publié un livre, il est rentré en Tunisie, et il a multiplié déclarations et interviews, exprimant inquiétude, en termes souvent pathétiques, évoquant en particulier les risques débanalisassions de la situation tunisienne ou d’une intervention plus active de l’armée. Il cessé d’assurer l’UGTT de son admiration et de son soutien. Oui a-t-il derrière lui Tunisie ? On ne asurait le dire. Mais il jouit, on le sait, d’importants appuis extérieurs.
Les partisans de M. Ahmed Ben Salah sont sans doute assez nombreux parmi les jeunes. Moins sensibles que leurs anciens aux maladresses commises par l’ex-ministre l’Economie lorsqu’il était au pouvoir.
Dans cet éventail politique assez complexe, où vont se situer M. Tahar Belkhodja et amis ? S’associeront-ils à tel ou tel ? Ou garderont-ils leur liberté de mouvement ? Encore une inconnue ?
L’armée sera-t-elle tentée en cas de désordre de prendre le pays en mains ? Elle a jusqu’ici sortie de ses casernes qu’à la requête du pouvoir civil et pour y retourner président Bourguiba à d’ailleurs toujours été très attentif à la maintenir en état de dépendance et de relative faiblesse, et, si le gouvernement a cru bon, à un moment donné mettre un militaire à la tête de la police, c’est que celle-ci au contraire était traditionnellement forte et puissante.
- Hedi Nouira avait bien raison de dire, en novembre 1977, à la délégation officielle de la Tunisie en partance pour le pèlerinage de la Mecque : « Priez bien pour la Tunisie qui traverse une période délicate ».
[1] Ce sont MM. Adelaziz Lasram, Economie nationale, Habib Chatty, Affaires étrangères, Mongi Kooli, Santé publiques, Moncef Belhaj Amor, Chargé des relations avec le Parlement, et Ahmed Bennour, secrétaire d’Etat à la Défense nationale.