Interview inédite de Salah Ben Youssef : 23 janvier 1956

Lundi 23 janvier 1956. – Long entretien avec Salah Ben Youssef, chez lui, de 18 h 30 à 21 heures. Bahri , à la dernière minute, a préféré que la rencontre n’ait pas lieu chez moi, au moment où la galerie de la Nationale éclate en flambeaux et badauds et où les vigilants de chez Bassoum redoublent d’acuité cruelle. J’avais, le matin, réfléchi aux choses sous la science de Samaran qui m’a fort bien individualisé le Maghreb malékite¬berbéro-sunnite et soupçonné le sultan du Maroc d’en revenir à un rêve ancien. Assez long entretien avec Djilani Ben Rom¬dane aussi insignifiant et pipelette que de coutume et avec Salah Ben Khelifa qui se préoccupe de se faire mettre en dis¬ponibilité plutôt que de rejoindre sa disgrâce de Téboursouk. Djilani dans le ton digne, Salah dans la tradition d’une famille qui en a vu d’autres, s’essayent à faire le point et à m’en ins¬truire. Ils sont « yousséfistes » le premier par dépit, l’autre par patriciat, mais sans attrait pour la personne. B. Y. loge au som¬met de la ville, à ses confins Sud-Ouest, dans la maison qui a appartenu à Jamel, et qu’il a acquise du temps qu’il était ministre sous Chenik , par un prêt de 12 millions, disait-on alors, consenti par Renaudin et qu’il n’aurait amorti que lentement. On parvient chez lui en tortillant entre les villas sans lumières et des jardins noirs que l’ombre rend opulents et des terrains vagues pris je pense sur d’anciens cimetières. Un gaillard soup¬çonneux n’ouvre la grille qu’à contre-coeur reconnaissant Bahri et son clerc comme familiers ou annoncés et moi sous leur cau¬tion. Un escalier étroit, obscur, surplombé d’arbres captant une vague lumière par le haut, grimpe, coupé de paliers, selon les moindres pentes de l’abrupt. Aux deux ou trois paliers, d’autres bravi drapés de ténèbres, reconnaissent et saluent avec une sobriété hutaine, le doigt j’imagine, sur quelque gâchette, sous la cape, ou la main au poignard. Tout en haut, lumière. Un salon à gauche, bien éclairé, où, englouti dans un fauteuil et mal à l’aise, se tient un homme au visage sec, bistre et fin, un homme des tribus certainement, qui avec une courtoisie de bonne éducation, se lève, salue d’une brève bénédiction, nous invite à nous asseoir. Je pense à quelque garde de la personne. C’est un visi¬teur qui comme nous, attend. Un domestique l’appelle. Nous sommes seuls un quart d’heure. Une grande porte à glissière coulisse enfin, avec un bruit de tonnerre de cinéma. C’est Salah Ben Youssef, court, large, robe de chambre épaisse sur pyjama, deux grands cercles d’écaille brune autour des yeux, tournant un sourire large comme deux mains, vivement cordial. On se reconnaît, on se dit content. Bahri l’est, son sourire étroit et contracté. On s’asseoit, grands fauteuils. Salah est chaussé, mi¬mule, mi-cothurne, son pie est distingué. On va au vif, nous assurant mutuellement, lui de sa confiance, moi de ma confidence et de mon secret, s’il me le livre. Ce qu’il fait « n’ayant rien à cacher » – l’ayant averti que Seydoux est au fait de l’entrevue, mais non du jour, de l’heure, ni du lieu et qu’il ne m’a chargé de rien. Durant deux heures on bat consciencieusement les buissons, les explorant de-ci de-là. Je le presse de se situer dans une perspective d’histoire révolue comme si nous n’étions plus que deux sages apaisés et rétrospectifs. Il ne s’échauffera que lorsque l’image de Bourguiba ou plus exactement de ses « saïdes et de ses sbires » se profilera sur la trame des propos. Je lui des¬sine d’un burin aux coups secs et tranchants, le personnage qu’il apparaît. Il écoute avec application, toujours souriant, parfois grave :«il est l’agent de forces troubles de l’Est, de l’arrière marche de Bandoeng , de la Ligue arabe, des frères musul¬mans, d’Ibn Séoud opulent en royalties, et par delà, :à son insu même, de calculs plus froids formulés par les grands blocs en compétition au Maghreb etc. Il dispose de trésors inépuisables par le relai de Tripoli où son frère dirige une banque réanimée exprès pour le servir, à deux pas de la nouvelle ambassade sovié¬tique. Sa mission est d’organiser, entretenir, attiser le trouble dans le Constantinois et en Tunisie pour que rien ne s’y fixe dans un état d’ordre, de mesure, de contentement générateur d’un système réfractaire aux calculs de Nasser son ami, dont nul ne croit ignorer qu’il se pose en leader du fameux monde arabo¬musulman. (En passant, je le pique, notant qu’il n’est pas arabe, étant berbère de Djerba, ce dont il convient en souriant et qu’il explique – n’étant point musulman orthodoxe mais kharijite¬ibadite , ce qu’il dénie, appartenant à une famille ralliée déjà anciennement au sunnisme ; qu’on mette du sérieux à le pren¬dre pour un prophète de l’arabo-islamisme paraît l’amuser.) Il arme les bras de la libération algérienne dont il guide les coups, appelant à lui, aux frontières, leurs incursions et déjà aussi les intallant de-ci de-là pour truffer la Tunisie de cellules explosives. Leurs émissaires viennent prendre les ordres de sa bou¬che. « Il est l’ordonnateur suprême du ravitaillement en armes. » Il recrute dans le Sud-Ouest des hommes de main qui sous ses directives rançonnent, terrorisent, fanatisent, désorientent les esprits des hommes des tribus. Tout cela simplement pour détruire, nier, et bâtir on ne sait quelle grandeur tragique sur la ruine, sur la terre brûlée, avec des hommes hallucinés de fanatisme ou anihilés par la peur d’être égorgés, les mains liées au dos – « Etes-vous cet homme, Si Salah ? » Si oui, dites-le moi, je vous en promets le secret, ne fût-ce qu’après je n’aie pas trop l’air d’un imbécile lorsque je cherche à me défendre contre l’emprise de ce qui peut n’être qu’un mythe – si non, protestez : instruisez-moi, ruinez publiquement cette légende, de quelque attrait flatteur qu’elle soit pour vous et quiconque veut la paix et la maintenir vous aidera etc.
Il m’a écouté sans presque m’interrompre. Il éclate : « C’est formidable ! On invente mon personnage pour faire de lui celui de l’ennemi n° 1 de la France, du monde occidental, de la civi¬lisation, alors que je suis l’homme traqué. Cela autorise le haut¬commissaire à transférer à un parti politique la disposition des forces de sécurité pour l’aider d’une conscience calme à détrui¬re une opposition d’autant plus exacerbée qu’il lui est interdit de disposer des libertés dont elle devrait jouir légalement. Sous couleur de soutenir un gouvernement fictif, pour la seule raison qu’il a été conciliant ou complaisant dans les négociations, le H.C. se fait délibérémment complice d’une mafia puissamment organisée dans ses cadres, mais détestée par les masses, en lui concédant le libre usage d’une garde prétorienne, d’une garde de janissaires dont elle sélectionne les membres et aux coups de laquelle elle me désigne, et aux crimes innombrables.
« Je ne suits pas le chef de la contre-mafia qui s’organise autour de mon nom. Je veux moi aussi que règnent l’ordre, la paix, la concorde: je ne peux empêcher que des centaines et des milliers de Tunisiens s’insurgent par tous les moyens qui restent à leur disposition, contre une faction qui a usurpé l’autorité et les moyens d’actions de l’Etat. Les uns écrivent, et toute la presse libre est dressée contre cette faction, ce qui n’a pas empê¬ché Bourg(uiba) de s’abaisser à convoquer personnellement le directeur d’Essabah et à lui enjoindre de rallier le parti dans ‘ quarante-huit heures sous peine de : responsabilité personnelle.
« D’autres utilisent les procédés de contre-terrorisme qu’ils ont expérimenté contre le colonialisme français. Les patriotes algériens ont beau jeu à les rejoindre et à les aider, tout étant bon aux fins de libération qu’ils poursuivent. J’ai moi-même désa¬voué personnellement la violence. Une mission envoyée par le roi Idriss a tenté d’obtenir de Bourguiba qu’il joigne sa voix à la mienne et que, par une répudiation commune, nous prou¬vions qu’il ne s’agit entre nous que d’un désaccord de doctrine concernant les principes de l’indépendance et de l’autonomie. Il a refusé par des échappatoires verbaux, car il veut soutenir son crédit par le trouble et la force et la provocation, sous la protec¬tion des bombes et des avions et de deux cents hommes de main, armés jusqu’aux dents, estimant qu’il pourra triompher de l’oppo¬sition d’une grande partie des Tunisiens, par les mêmes procédés qui nous ont fait triompher naguère du colonialisme français avec cette différence que, aujourd’hui, ce sont ses sicaires et lui-même qui disposent, avec la collusion de la France, des for¬ces armées dont la France s’est servie contre nous. Il est vrai que ma présence et ma parole ont réveillé de sa torpeur une partie de l’opinion que la peur avait réduite au silence mais qui aurait un jour ou l’autre explosé sous une autre forme.
« Il est vrai que j’ai voulu dépasser le problème que les con¬ventions n’ont pas résolu parce que le ramassis d’ambitieux bour¬guibiens a calculé qu’elle (sic) acquerrait ainsi la protection de la France pour leur permettre de jouir des places et de l’exploi¬tation incontrôlée des plaisirs du pouvoir. Il est vrai que j’ai pu me rendre compte au cours de mes voyages et à l’occasion de mes contacts avec le monde extérieur que la Tunisie et l’Afri¬que du Nord sont en mouvement vers un état de plus complète émancipation que celui où prétendent le fixer les conventions. Mais je ne désire pas créer un état de choses qui précisément contrarie le mouvement inauguré pour la Tunisie vers l’éman¬cipation. Ce que je demande, c’est que l’opinion réelle du peu¬ple tunisien ait toute liberté de se révéler par le moyen d’élec¬tions accomplies sans contrainte. Or toute la campagne électo¬rale qu’organise l’homme de mains du parti destourien qui s’intitule ministre de l’Intérieur est concentrée sur la mise en place de terroristes tant administratifs que policiers, qui paraly¬sent d’ores et déjà la libre détermination du corps électoral.
» Je n’ai nullement besoin de me donner la peine d’inviter les électeurs à regimber : ils le font d’eux-mêmes, et la contre-action dans le pays s’organise spontanément. Je n’ai ni le droit, ni la qualité, ni le pouvoir, ni le désir de les décourager. J’ai invité à des confrontations contradictoires ! Elles ont été refusées… Je n’ai pas besoin de leur distribuer l’argent de Bandoeng, s’il en vient, je l’ignore et ce n’est pas pour moi, j’ai de quoi vivre, quelques revenus et les adhérents au Secrétariat Général coti¬sent de bon coeur. Ce que je constate, c’est qu’il me devient de plus en plus difficile de calmer cette opinion, dans la mesure où j’ai du crédit auprès d’elle, crédit que je perdrais bien vite si je désavouais catégoriquement les actes spontanés, même si je les ai réprouvés. Ma position d’opposant ne peut se priver de cet atout, de ce concours, puisqu’il n’est qu’une réplique à la provocation tyrannique et terroriste dont ni moi ni mes partisans n’ont pris l’initiative.
» On m’a montré que vous aviez écrit vous-même, avant que ne soient ouvertes les négociations, qu’une large partie de l’opi¬nion publique était absente de la négociation. C’est elle en par¬tie qui, aujourd’hui, a le droit de se manifester par de libres élec¬tions. Elle se révèlera peut-être minoritaire, peut-être majoritaire, je n’en sais rien, j’en demande l’épreuve, mais dans le premier cas, cette opinion dispose d’un moyen constitutionnel d’opposi¬tion, dans le second cas, elle amènera le gouvernement français à reconsidérer la situation, à l’aligner sur le Maroc ou sur l’Algé¬rie selon ce qu’elle sera dans ces pays. – Quant à ma mission orientale, n’exagérons rien. Vous savez bien à cet égard quelles sont mes dispositions personnelles d’esprit. Je veux, moi aussi, que le Maghreb acquière sa personnalité internationale, mais pour son compte, non pour le compte de telle ou telle puissance et à l’extérieur, fût-elle afro-asiatique ou arabo-musulmane ! – et je sais que l’usage que le Maghreb doit faire de cette person¬nalité reconquise, c’est pour l’associer de quelque manière à délibérer, au destin de la France qui nous a faits, et que nous ne pouvons rien faire dans le monde sans elle et que nous avons l’habitude de la France. Mais pourquoi voulez-vous que par des declarations prématurées je dénature mes chances dans-une négo¬ciation éventuelle devenue inéluctable, que je me prive’ des atouts que j’ai acquis en Orient ? Je les garde dans mon jeu : il y aura un moment de choix où je n’aurai plus besoin d’eux, et où Tunisie, France, Maroc et Algérie seront les charnières de deux mondes, et libres et maîtres de jouer ce grand rôle.., Comment la France ne se rend-elle pas compte que Bourguiba et les siens l’ont déjà trahie ! qu’ils se moquent d’elle alors que moi, elle ne peut me reprocher que de ne l’avoir jamais trompée ! Vous voyez bien qu’ils s’essouflent tous à rejoindre mes positions, à vouloir les dépasser, à me gagner de vitesse et vouloir me sur¬classer par des surenchères qui sont autant de répudiations hon¬teuses et hypocrites des conventions ? A-t-on jamais étalé plus de flagornerie et de platitude que n’a fait Bourguiba à l’adresse de l’Orient arabo-musulman dans son discours d’orientation du congrès de Sfax ? N’est-ce pas à la répudiation des conven¬tions qu’a abouti le congrès dans sa motion politique? Quel Bourguibien oserait aujourd’hui se référer au préambule des conventions? Où sont la coopération, la communauté, la réci¬procité ? Peut-être en moi mais je n’en dirai rien, car eux, ils renient leur signature, comme ils ont renié les programmes du parti. La France capitule devant ce forban ! etc… en leur consen¬tant des transferts de force de police que je ne revendique pas, moi, parce que je n’en ai pas besoin pour me défendre contre elles, dans ma vie, ma sécurité et ma liberté – ce qu’elle devrait faire, ce qu’elle ne fait pas, – ce qu’elle devrait exiger du Haut Commissaire et de M. France au lieu de lui demander le contraire… ? »
Ces propos sont réunis ici bout à bout ; interrompus par moi d’objections, de nuances, d’approbations, de parenthèses et d’anecdotes, ils ont absorbé deux bonnes heures d’entretien. B. Y. m’a demandé un autre entretien :« Constructif, si possible, celui-là, et concret. On tue chaque jour mes amis et c’est moi l’assassin. Non, Saumagne, il y a mieux à faire, un grand et beau Maghreb, avec son âme à lui, sa politique, ses institutions traditionnelles, mais modernisées, proches de celles de l’Occident auquel il a toujours appartenu, que la France devance d’autres puissances à nous y aider… »
Je crois bien comprendre que B. Y, serait assez désireux de modifier son personnage et d’agir de telle manière que la France cessât de s’intéresser exclusivement à Bourguiba pour le saisir
ses propres vues. Il ne doute pas que le bourguibisme ‘adopte les vues essentielles du yousséfisme touchant le progrès vers l’indépendance et il voudrait bien s’arroger le bénéfice d’éventuels succès que le B(ureau) Pol(titique) cherche à lui confisquer. Seydoux m’a dit que B. Y. le fait assiéger par des commissaires qui lui font part du désir qu’il a de l’entretenir. Avec moi-même, il pense que je pourrais être un truchement utile et veut visiblement pousser la conversation au « concret » et au constructif ». Il doit disposer des moyens de provoquer une détente, peut-être même de fixer un modus vivendi mais je n’ai pas pu démêler à quel prix il voudrait qu’on les lui payât. Je ne le crois pas emporté par la passion mystique d’indépendance locale dont il affecte d’être embrasé. Il a pris le goût des grands ensembles mondiaux, dans l’orchestre des grands. Un mot pour¬ant : Je ne souhaite pas d’être l’ambassadeur de la France auprès de l’Orient. « Moi seul j’ai assez de crédit pour que la France tire de ce côté tout le profit moral et politique du sacri¬fice qu’elle a consenti et consentirait. Ce sont mes atouts… et ceux de la France ! »
Deux propos de B. Youssef :« On dirait que la France éprouve une jouissance sadique à se faire arracher poil par poil, a barbe affreuse de la colonisation ! et ce seront désormais, chaque fois des cris, des douleurs, du sang, des résistances et des hostilités. Or, elle sait d’ores et déjà que cette barbe doit tomber toute entière ! que ne l’arrache-t-elle tout du coup, comme je lui demande de le faire, quel beau visage nous lui composerions alors ensemble. Sans compter qu’elle aura ainsi fourni à Bour¬guiba la gloire d’avoir remporté sur elle autant de victoires qu’il lui aura douloureusement (arraché) de poils de cette barbe, qu’il en tirera gloire et crédit. Ce que l’opération, une fois consom¬mée, il ne restera entre la Tunisie de Bourguiba et la France que ressentiment, rancune et inimitié et même hostilité. – Tu diras à B. (ourguiba) qui désormais je l’obligerai à enfourcher chaque jour de sa vie un dada nouveau jusqu’à ce que le dernier lui casse les reins. »

Ch. SAUMAGNE.

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