Le pouvoir personnel
Afrique-action
Octobre 1961
…Les peuples, visiblement, n’acceptent plus, au XXè siècle, d’être gouvernés – ou représentés – par un homme que rien n’impose que la naissance. On s’insurge contre « le droit divin » et les hommes « qui ne se sont donné que la peine de naître ». Mais, dans la plupart des cas, on ne se libère pas du sentiment monarchique. Dans le cœur de chaque républicain, il y a un monarchiste qui sommeille, c’est bien connu : on refuse un roi imposé par la naissance, mais on brûle du désir de choisir un maître ou d’avoir d’impression de la choisir.
…On assiste donc, au XXe siècle, non pas à l’abolition de la monarchie, mais à sa transformation en un pouvoir qui ne s’en distingue guère que par deux traits : il n’est pas donné par la naissance, il se prend (et, par conséquent, doit se garder) ; il ne se transmet pas et, par conséquent, pose en permanence le problème de sa succession. C’est le problème de sa succession. C’est le pouvoir personnel, détenu par des hommes qui sont des présidents de républiques mais qui sont, en fait, des monarques, sans le titre.
En Tunisie, Bourguiba a dit devant l’Assemblée Nationale, le jour même où la monarchie était éliminée : « Je pourrais, si je le voulais, instaurer en ma faveur une monarchie et la transmettre. Je préfère la République ».
C’est vrai. Aujourd’hui il détient en droit et en fait plus de pouvoir que n’en avaient le Bey et le Résident Général réunis. De Gaulle, en France, domine son pays bien plus et bien plus complètement que les anciens rois de France. Abdel Nasser décide de tout en Egypte, souverainement. N’Krumarh est en train de prouver que le Ghana c’est lui ; Sekou Touré, Fidel Castro, Houphouët Boigny, pour ne parler que des plus connus dans le Tiers-Monde, ont instauré ou sont en train d’instaurer, dans leurs pays, un pouvoir personnel du même ordre.
Toutes les forces rivales sont alors disloquées, subjuguées ou éliminées : le pouvoir judiciaire, une assemblée délibérante, des syndicats ou partis politiques, la presse continuent d’exister, mais leur liberté d’action n’exister, mais leur prestige et leur autorité déclinent jusqu’au néant. Ils ne constituent plus que des instruments d’appoint du pouvoir qui s’adresse au peuple sans intermédiaire. Tout converge vers de détenteur du pouvoir qui, seul, existe, décide, s’exprime en même temps qu’il exprime le pays et l’incarne.
…Le pouvoir personnel, même s’il tend vers la dictature lorsqu’il perd l’adhésion populaire, procède du consentement de la majorité et se fonde sur l’union nationale. C’est un compromis permanent entre la démocratie, difficile ou irréalisable dans certaines situations, et la dictature contre laquelle on se soulève et qu’on finit toujours par abattre.
…Parce que le pouvoir personnel est tenu par un homme, il est frappé du sceau de la fragilité et de la précarité. Parce qu’il développe l’orgueil et le mépris chez celui qui le détient, la docilité et la servilité chez les autres, il est en lui-même une menace pour la santé morale d’un pays. Parce qu’il ne suscite pas l’information juste, la réflexion et la discussion il peut aisément se désorienter au sens propre du terme. Enfin, et par-dessus tout, parce que sa succession n’est ni réglementée, ni préparée, il voue le pays qui y a été habitué à ce désarroi qui n’a pas épargné l’Union Soviétique elle-même au lendemain de la mort de Staline.
Les structures d’un pays ou sa situation particulière peuvent appeler ou faciliter l’installation du pouvoir personnel que seule, la présence d’un homme exceptionnel rend possible.