CHARLES DE GAULLE
MEMOIRES D’ESPOIR
Le président Bourguiba, pour sa part, a tout de suite compris que le référendum du 8 Janvier ouvre une issue dont, pour la Tunisie, les conséquences seront capitales.
Il demande à me voir. Nous passons ensemble à Rambouillet la journée du 27 février. J’ai devant moi un lutteur, un politique, un chef d’État, dont l’envergure et l’ambition dépassent la dimension de son pays. Depuis toujours, il est le champion de l’indépendance tunisienne, ce qui l’oblige à surmonter en lui-même maintes contradictions. Il s’est sans cesse opposé à la France, à laquelle, cependant, l’attachent sa culture et son sentiment. A Tunis, il a renversé le régime beylical et épousé la révolution, bien qu’il croie à la vertu de ce qui est permanent et traditionnel. Il s’incorpore à la grande querelle arabe et islamique, tout libre-penseur qu’il soit et imbu de l’esprit et des manières de l’Occident. Présentement, il soutient l’insurrection en Algérie, non sans redouter pour demain le voisinage malaisé d’une république bouillonnante. S’il a tenu à nie faire visite, c’est assurément pour marquer qu’il approuve mon action en vue d’une négociation algérienne et qu’il souhaite jouer un rôle conciliateur au cours de la confrontation. Mais c’est aussi pour obtenir quelques avantages au moment où l’Algérie va en recevoir beaucoup.
Habib Bourguiba pose, d’abord, la question de Bizerte. Il en demande l’évacuation. Je lui rappelle que, dès 1958, en retirant proprio motu les forces françaises du territoire tunisien, j’ai tenu à ce qu’elles gardent la hase navale jusqu’à nouvel ordre. Ce maintien fut, d’ailleurs, spécifié dans les lettres que, tous deux, nous avons alors échangées. Depuis, les Français ont cessé d’occuper militairement l’arsenal, rendu aux Tunisiens l’administration de la ville et laissé leurs troupes y cantonner, elles aussi. En fait, la présence de notre petite garnison et les travaux de réparation de quelques navires de guerre sont, pour Bizerte, d’un bon rapport.. «De toute façon », dis-je au Président, « cela ne durera plus longtemps. Il est vrai que, dans la situation actuelle de tension internationale, où l’O.T.A.N. ne couvre pas la Tunisie et, oie celle-ci entend rester neutre, la France ne saurait laisser à la merci d’un coup de main hostile cette base dont l’emplacement, au milieu de la Méditerranée, peut être d’une très grande importance stratégique. Mais nous sommes, comme vous le savez, en train de nous doter d’un armement atomique. Dès que nous aurons des bombes, les conditions de notre sécurité changeront du tout au tout. En particulier, nous aurons de quoi nous garantir (le ce qui pourrait éventuellement se passer à Bizerte quand nous en serons partis. Vous pouvez donc être assuré que nous nous en retirerons dans un délai de l’ordre d’une année ». – « J’en prends acte volontiers », me répond Habib Bourguiba. « ( Dans ces conditions, je n’insiste pas pour la solution immédiate du problème ». Il le répétera au cours de la séance plénière que nous tiendrons ensuite en présence de : Michel Debré, de Maurice Couve de Murville, de Mohammed Masmoudi et de Sadok Mokaddem.
Mais la question de Bizerte n’est, pour le Président, qu’un détour pour en venir à l’essentiel. Ce dont il est anxieux surtout, c’est de procurer à son pays certains agrandissements du côté de ses confins sahariens,– si, comme on peut le prévoir, le grand désert doit être un jour remis à une Algérie souveraine. Bien entendu, c’est le pétrole qui soulève cette convoitise. On n’en a pas découvert sur le territoire tunisien. Or, justement, les Français en trouvent et en exploitent des sources abondantes à proximité, dans les régions d’Hassi-Messaoud et d’Edjelé. Ne pourrait-on modifier la frontière de telle sorte que la Tunisie soit mise en possession de terrains pétrolifères? Ce serait, suivant Bourguiba, d’autant plus justifiable que la délimitation entre le Sahara et le Sud de l’ancienne Régence a été naguère tracée d’une façon vague et contestable. Mais je ne puis donner suite à cette demande du Président. Pour nous, Français, le développement de nos recherches et de notre exploitation du pétrole saharien sera, demain, un élément capital de la coopération avec les Algériens. Pourquoi irions-nous d’avance la compromettre en livrant à d’autres un sol qui, à cette condition, peut revenir à l’Algérie`? Si, d’ailleurs, nous le faisions au profit de la Tunisie, quel prurit d’excitation en recevraient les prétentions marocaines sur Colomb-Béchar et sur Tindouf, pour ne point parler de ce que la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad, la Libye, pourraient vouloir revendiquer! Or, il est de notre intérêt de régler, le moment venu, l’exploitation rationnelle du pétrole saharien d’un seul tenant. Certes, nous prenons en considération les avantages que certains pays voisins voudraient tirer de cette mise en valeur et la participation qu’ils seraient prêts à y prendre. Précisément, par faveur accordée à la Tunisie, nous achevons d’y construire un pipe-line qui amènera à La Skhirra une partie du pétrole provenant d’Edjelé et nous allons bâtir une raffinerie sur le port d’embarquement. D’autre part, nous’ proposons aux riverains du Sahara d’organiser avec nous, en attendant qu’ils le fassent aussi avec l’Algérie souveraine, un groupement pour la recherche, le financement, l’évacuation, l’achat, de tout ce qui est et sera trouvé d’huile et de gaz dans le désert. Mais rien ne justifierait que nous consentions à en démembrer le territoire. Bourguiba accueille sans plaisir cette fin de non-recevoir. Cependant, nos entretiens m’ont paru assez francs et cordiaux pour que je croie pouvoir lui dire au moment de nous séparer : «J’envisage avec confiance l’avenir de nos relations». Il acquiesce chaleureusement.
Sans doute est-ce dans cette illusion lue le Président Bourguiba se risque à exiger soudain, par une note comminatoire du 6 juillet, que la France retire immédiatement ses forces de Bizerte et accepte de rectifier la frontière entre le Sahara et le Sud-Tunisien. Le 18, il passe à latta- que. Des troupes tunisiennes, amenées de l’intérieur, jointes à la garnison de la ville et accompagnées de nombreux miliciens du « Destour », ouvrent le feu sur nos soldats, leur coupent les accès à la rade, bloquent les installations de la base, notamment l’aérodrome, et obstruent le goulet pour l’interdire à nos bâtiments. En même temps, dans l’extrême Sud, un important détachement tunisien franchit la frontière saharienne, assiège notre poste de Garet-el-Hammel et occupe le terrain dit de la borne 233 ». Vraisemblablement, Bourguiba estime- que Paris reculera devant la décision de déclencher une action d’envergure au moment même où vont commencer les pourparlers de Lugrin et où l’opinion française et internationale n’attend plus que la fin de tout conflit en Afrique du Nord. Il compte donc qu’une négociation s’ouvrira sur la base des faits qu’il vient d’accomplir et, par conséquent, lui donnera satisfaction. Ainsi, le « combattant suprême» reprendra-t-il aux yeux du monde arabe, pendant qu’il en est temps encore, la figure d’intransigeant ennemi du « colonialisme français » et, d’autre part, obtiendra-t-il la cession des terrains pétrolifères désirés.
Mais, pour résolu que je sois à dégager notre pays de ses entraves outre-mer, pour conciliant, voire prévenant, que j’aie été depuis toujours à l’égard de la Tunisie, je n’admets pas qu’on manque à la France. C’est pourquoi notre riposte militaire est rude et rapide. A Bizerte, dès le 19 juillet, une vive action aérienne et une descente de parachutistes nous remettent en possession de l’aérodrome où débarquent ensuite des renforts. D’autres seront, un peu plus tard, amenés par mer à la « Baie des Carrières ». L’amiral Amman, qui commande la base, peut alors rompre le blocus, s’emparer des quartiers de la ville qui bordent le port, débarrasser le goulet des éléments adverses qui le tiennent et des épaves qui l’obstruent, rétablir les communications maritimes et aériennes et mettre en débandade les assaillants très éprouvés. Cela fait, le cessez le-feu est accordé au gouverneur tunisien et nos troupes prêtent leur assistance à la population privée de ravitaillement et qui cherche à fuir de toutes parts. Quant à la frontière saharienne, elle est vite et brillamment dégagée par nos forces mobiles du désert. Au total, leur vaine agression a coûté aux Tunisiens plus de sept cents pauvres morts, plus de huit cents infortunés prisonniers et plusieurs milliers de malheureux blessés. Nous avons eu vingt-sept soldats tués.
Il est vrai qu’en France c’est à de Gaulle que s’en prennent les partis. Tous, sur des tons différents, condamnent notre action militaire et réclament l’ouverture immédiate d’une négociation avec Tunis sans tenir le moindre compte de l’agression commise contre nos troupes à Bizerte et au Sahara. Comme d’usage, à l’opposé de ces multiples sommations du lâcher-tout, il ne s’élève, pour m’appuyer, que des voix rares et mal assurées. Mais, sachant ce que vaut, par rapport à ce qui est en jeu, l’aune de tels discours et écrits, je me garde d’arrêter notre contre-offensive militaire avant qu’elle l’ait emporté totalement sur le terrain.
Ne changent rien non plus à notre action, ni l’agitation de l’O.N.U., ni l’essai d’intervention de son secrétaire général Dag Hammarskjôld. Celui-ci, qui au même moment se trouve ouvertement en désaccord avec nous parce qu’il se mêle directement du Gouvernement du Congo, prend en personne position en faveur de Bourguiba. Il va le voir à Tunis, tient avec lui d’amicales conférences et, de là, le 26 juillet, alors que les combats ont cessé, se rend à Bizerte comme s’il lui appartenait de régler le litige sur place. Cette démarche tourne à sa confusion. Car, suivant les instructions données, nos troupes ne tiennent aucun compte des allées et venues du médiateur non qualifié et l’amiral Amman refuse de le recevoir. Il ne reste » au Président Bourguiba qu’à enregistrer comme pertes sèches son erreur et son échec. Il s’en remettra d’ailleurs, comme un jour sera guérie l’amitié blessée de la Tunisie et de la France.
Ed. Plon 1970
(page 124-126)
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