J. Soustelle
28 ans de Gaullisme
Ce n’est pourtant pas l’inflation, ni le déficit budgétaire, qui devaient abattre la frêle combinaison ministérielle à laquelle présidait Félix Gaillard. La crise qui mit fin à son existence vint d’Afrique du Nord. Habib Bourguiba, honni par les durs du F.L.N., ne ressentait assurément pas de sympathie pour eux mais tremblait devant ses hôtes incommodes. Non seulement il les laissa s’installer en Tunisie, y monter des camps d’entraînement, y accumuler du matériel de guerre, mais encore mit-il à leur disposition des moyens de transport et toléra-t-il que son territoire servît de place d’armes contre l’Algérie. Un barrage électrifié, couvert par un système complexe de mines et de radars, avait été construit le long de la frontière algéro-tunisienne en 1957 conformément aux directives d’André Morice, alors ministre de la Défense nationale et selon les ordres du général Salan. Il opposait un obstacle très efficace aux incursions des fellagha, qui subissaient de lourdes pertes à chaque tentative de passage. Il ne pouvait cependant pas être imperméable à cent pour cent, et les moudjahiddine avaient encore la ressource de le tourner par le sud. Quatorze soldats français furent tués, cinq enlevés au cours d’un engagement, en janvier 1958, entre une petite unité de l’armée et une formation F.L.N.
La complicité du gouvernement tunisien, dans cette affaire comme dans une trentaine d’autres analogues qui ont jalonné la fin de 1957 et le début de 1958, n’était pas niable. Habib Bourguiba se refusant à donner des éclaircissements et des assurances – en fait, malgré ses prétentions à la souveraineté, il n’était pas maître chez lui – Paris rappela l’ambassadeur de France. Le Conseil des ministres décida d’exercer le droit de suite contre le territoire tunisien, devenu territoire F.L.N. du point de vue stratégique.
Le village tunisien de Sakiet-Sidi-Youssef, à la frontière, comptait parmi les cantonnements les plus importants des fellagha. Pièces de D.C.A. et mitrailleuses tiraient, de là, sur les appareils de l’aviation française qui survolaient la frontière.
A partir du milieu du mois d’août 1957, les incidents se multiplièrent : treize avions furent atteints et deux perdus. Au début de février, le poste-frontière français, ou « bordj », avertit officiellement le chef de poste tunisien de Sakiet que des tirs ou bombardements de représailles seraient déclenchés si les agressions continuaient. C’est ainsi que le 8 février le commandement de l’air fit bombarder Sakiet, visant en particulier les batteries de D.C.A. des fellagha. Aussitôt Bourguiba jeta les hauts cris, bloqua Bizerte, ameuta l’O.N.U.
« C’est après avoir beaucoup attendu et beaucoup patienté que nous nous sommes décidés à exercer le droit de poursuite et le droit de riposte », déclara Chaban-Delmas, ministre de la Défense nationale, au nom du gouvernement.
A cette époque, l’Angleterre et l’Amérique, toujours à la poursuite du mirage de l’ « amitié arabe » (poursuite dans laquelle de Gaulle devait se lancer plus tard au point de sacrifier Israël), courtisaient particulièrement Bourguiba. Déjà en novembre 1957, les deux gouvernements avaient provoqué chez nous émotion et amertume en livrant à la Tunisie des armes dont on pouvait redouter à bon droit qu’elles fussent en fin de compte remises aux fellagha. L’incident de Sakiet, amplifié démesurément par la vociférations de l’O.N.U. et de toute la propagande pro-arabe, leur fournit le prétexte à une intervention que Félix Gaillard eut la faiblesse d’accepter. Les États-Unis et la Grande Bretagne proposèrent leurs « bons offices » en vue d’une médiation entre Paris et Tunis; les médiateurs désignés furent l’Américain Robert (« Bob ») Murphy, diplomate avisé, connaissant bien le Maghreb, assez peu favorable au maintien de l’influence française en Afrique du Nord, et l’Anglais Harold Beeley, nourri dans le sérail des services britanniques au Moyen-Orient, partisan acharné du pan-arabisme. L’impartialité des « bons offices » laissait donc quelque peu à désirer – c’est le moins qu’on puisse dire.
Sans doute l’affaire de Sakiet ne se rattachait-elle que latéralement à celle de l’Algérie, mais le fait d’accepter les « bons offices » ne préludait-il pas à une internationalisation de cette dernière? N’était-ce pas mettre le doigt dans l’engrenage? Depuis longtemps de Gaulle redoutait qu’une intervention d’autres États, ou celle des Nations Unies »-, n’entraînât la perte de l’Algérie.
L’attitude de Washington n’avait rien de rassurant. Le 2 juillet 1957, le sénateur du Massachussetts, John F. Kennedy, avait prononcé un discours nettement hostile à la position française sur l’Algérie. John Foster Dulles, trois jours après l’incident de Sakiet, laissa planer la menace d’un « examen de ce problème au sein de l’Organisation atlantique ou d’une autre organisation ». Eisenhower, en avril, adressa un message pressant à Félix Gaillard, qui accepta le principe de l’évacuation des troupes françaises de Tunisie.
Edit. La Table Ronde 1968
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