Afrique-Asie n°24, Lundi 19 février 1973
LE DRAME
D’AHMED BEN SALAH
PAR BRAHIM TOBAL
Un des responsables de l’opposition nationale tunisienne, Brahim Tobal est l’auteur d’un ouvrage intitulé « le Drame d’Ahmed Ben Salah » (*) dont nous publions ici certains passages qui nous semblent appropriés.
Le peuple tunisien, qui s’était imaginé que l’indépendance le délivrerait des tourments et de la misère du passé, s’est trouvé confronté à des problèmes d’une gravité sans précédent. On a assisté à une exaspération des luttes sociales attisées par la rapacité de la bourgeoisie tunisienne. Un refus de masse s’est exprimé à l’égard d’un régime qui avait certes réalisé l’indépendance mais au seul profit de cette bourgeoisie et sur les bases de sa seule idéologie économique, sociale et politique. La situation risquait de déboucher à court terme sur une liquidation révolutionnaire des structures sociales existantes. C’est alors qu’apparut Ahmed Ben Salah et son « socialisme destourien », fondé sur le principe de l’inviolabilité de la propriété privée.
Il parvint à désamorcer la crise et à ménager une trêve à la classe dominante. C’était, en fait, permettre à cette classe de se réorganiser plus solidement encore que par le passé.
Mais là n’est pas le plus grave. En prônant un pseudo-socialisme et en prétendant l’appliquer de manière arbitraire, il se fit détester par tout le monde et donna à la bourgeoisie l’occasion de justifier ses attaques contre le socialisme en soi. Il ne pouvait mieux faire pour servir les intérêts de cette bourgeoisie.
Bien entendu, dès que cette dernière put se passer d’Ahmed Ben Salah, elle n’hésita pas à se débarrasser de lui, bien certaine que personne ne le défendrait.
Un décret du « Combattant Suprême » l’avait désigné ; un second suffit à l’éloigner sans que personne ne songe à s’apitoyer sur son sort. Il faut dire qu’Ahmed Ben Salah n’avait rien fait pour cela. Son caractère, la confiance exagérée qu’il avait en ses propres capacités, l’air de supériorité qu’il affichait avec tous et à tout propos lui avaient suscité bien des inimitiés.
Aujourd’hui, Ahmed Ben Salah est emprisonné( ). Malgré toutes ses erreurs, il mérite que tous les hommes honnêtes compatissent à son sort et réclament sa libération. Il n’est pas, en effet, le seul responsable de ce qui s’est passé. C’est la responsabilité du régime et, bien plus encore, celle du chef de l’Etat qui sont en jeu.
Si Ahmed Ben Salah s’est trompé, où étaient ce parti de masse moderne et démocratique dont on nous a si souvent rebattu les oreilles, le « chef inspiré », le « Combattant Suprême », tous les dirigeants et les multiples responsables, pour l’en empêcher ?
Ahmed Ben Salah, en dépit de ce qu’il a fait, mérite le respect mais non ses geôliers. Car ils ont partagé ses idées politiques pour mieux le trahir ensuite et le sacrifier à leurs ambitions personnelles et à leurs intérêts de classe.
Ahmed Ben Salah avaient des idées et des méthodes plus que discutables mais toutes les critiques que nous pouvons en faire ne nous empêchent pas de réclamer sa libération. Car ce n’est pas lui, mais le régime, qui devrait se trouver au banc des accusés. […]
……………………….
[…] Certes, le travail de pionnier effectué par Ahmed Ben Salah en fit l’ennemi juré des grands propriétaires, des politiciens professionnels, des traditionalistes et même de ses « amis néocolonialistes ». Cependant il ne faut pas perdre de vue les faits suivants
a) La politique prétendument socia¬liste d’Ahmed Ben Salah a contribué à plonger le pays dans le confusionnisme le plus total. Après l’échec de la politique de libéralisme économique imposée par la bourgeoisie tunisienne au lendemain de l’indépendance et l’exaspération des contradictions sociales qui en avaient résulté, la situation était mûre pour un changement radical dans les structures politique, économique et sociale du pays.
La politique d’Ahmed Ben Salah vint à point nommé pour éviter la confrontation décisive et apaiser l’opposition qui se manifestait. Mais les mesures prises ne touchaient pas à l’essence des rapports sociaux existants et ne pouvaient donc constituer qu’une solution provisoire. L’issue révolutionnaire se trouvait cependant écartée, ce qui était en fait le seul objectif de la bourgeoisie ; la voie était ouverte pour son retour en force à moyen terme. C’est effectivement ce qui se produisit. La politique de Ben Salah, qui avait servi de palliatif, fut balayée.
b) Le socialisme se trouve profondément déconsidéré dans l’esprit des gens et cela pour deux raisons
1) De multiples injustices ont frappé les petits propriétaires et les citoyens démunis, car les structures coopératives ont été imposées par des méthodes policières. L’aspect démocratique a été complètement négligé, l’importance de la prise de conscience et de la mobilisation populaire totalement méconnue. On n’a même pas pris la peine de solliciter l’appui des masses populaires. On ne s’est pas soucié des habitudes et des traditions séculaires. On s’est contenté de s’appuyer sur l’action administrative.
2) L’intégration des paysans dans les coopératives a conduit à une dégradation immédiate de leurs conditions d’existence et des conditions économiques générales. La faute en revient à la mauvaise gestion, à la bureaucratisation, à l’anarchie qui sévirent très rapidement dans les nouveaux organismes. Le gonflement énorme des dépenses de fonctionnement réduisit à néant tout résultat positif avant même que de se voir réalisé.
Les gestionnaires, qui disposaient à leur gré de la masse des ressources drainées par le secteur coopératif ne tardèrent pas à apparaître comme des privilégiés. Ne pouvaient-ils pas, en effet, grâce au contrôle qu’ils exerçaient sur les circuits de commercialisation se lancer dans des projets ne servant en définitive que leur intérêt personnel ?
c) Enfin et surtout, aucun changement radical n’avait affecté les structures sociales et économiques ni les positions de force acquises depuis longtemps par la bourgeoisie avec l’appui du régime.
Ahmed Ben Salah, sans vision correcte du socialisme, doué d’une confiance exagérée en ses propres capacités, en était réduit à faire reposer ses plans socialistes sur la seule confiance que le « Combattant Suprême » mettait en lui et sur l’appui de la poignée de technocrates liés à la mise en oeuvre de sa politique. Il lui était donc impossible de donner à cette politique une base sociale solide. La classe dominante, implantée aussi bien dans l’appareil d’Etat et du Parti que dans les centres de décision économiques, put, en toute tranquillité, abattre Ahmed Ben Salah sans que les classes populaires ne fassent rien pour le défendre. […]
C’est alors que la vague révolutionnaire atteignait son sommet dans la région que la crise économique en Tunisie atteignit à son paroxysme. L’Algérie venait de conquérir son indépendance et s’engageait, ainsi que l’Egypte, dans une voie socialiste. La Tunisie n’aurait sans doute pas fait exception à la règle, et le régime bourguibiste se serait effondré. Il fut sauvé contre toute attente par un homme providentiel qui sut ménager une trêve au régime et détourner provisoirement la colère populaire, grâce à l’appât d’un pseudo-socia¬lisme : c’était Ahmed Ben Salah.
Mais le mystificateur fut lui-même mystifié. Ayant rempli sa mission au mieux des intérêts de ses manipulateurs objectifs, il fut lui-même balayé par ceux qu’il avait servis, avant d’être jugé et condamné avec eux.
« La généralisation de l’idée de coopération et la mise des fonds publics à son service constituent un abus de pouvoir conduisant à porter atteinte au secteur privé. Il s’agit là d’une action anticonstitutionnelle de nature à mettre en péril les intérêts supérieurs de la patrie »,
peut-on lire dans l’acte d’accusation dressé contre Ahmed Ben Salah sous l’inculpation de haute trahison.
« Ahmed Ben Salah, peut-on lire également, a tenté de devenir le maître absolu de l’appareil gouvernemental et économique en abusant de la confiance que le « Combattant Suprême » avait mise en lui. »
C’est en 1955, au cours du VIe congrès de l’Union générale tunisienne du Travail (U.G.T.T.), dont il était le secrétaire général, qu’Ahmed Ben Salah a commencé à formuler explicitement ses idées.
C’est en effet la première fois que les mots de socialisme et de planification étaient prononcés dans une assemblée quasi officielle en Tunisie.
Mais on pouvait également remarquer déjà ses penchants à l’autoritarisme et le soupçonner de nourrir des ambitions personnelles.
Il demandait, par exemple, que la responsabilité de l’exécution du plan soit confiée au vice-président du conseil et que les différents ministères économiques (Construction, Travail, Agriculture, Postes, Finances) ainsi que certains services spécialisés des ministères des Affaires étrangères, de la Santé et de l’Enseignement, soient mis sous sa tutelle.
Mais ce sont les méthodes d’action utilisées en matière de coopération qui ont permis au procureur général d’accabler le plus sévèrement Ahmed Ben Salah.
Les dépositions faites à ce propos par plus de quarante témoins à charge insistent toutes sur deux points essentiels :
1) La violence a été employée pour contraindre les paysans à adhérer aux coopératives. Ben Salah a prétendu tout ignorer des faits rapportés et a exprimé ses regrets.
2) La mise sur pied du mouvement coopératif a aggravé la condition paysanne et a semé misère et ruine sur son passage.
Evidemment, le représentant de l’accusation n’a pas manqué de saisir cette occasion pour affirmer que c’était moins la méthode qui devait être condamnée que le mouvement coopératif en soi. Il a cité à l’appui de sa thèse le fait que, sur les trois cents coopératives mises sur pied, deux cents avaient fait faillite, ce qui avait lourdement grevé le budget de l’Etat ; plus du tiers aurait été dilapidé de cette manière a-t-il estimé. La presse et la radio ont fait chorus pour bien enraciner cette conviction dans les esprits. […]
La politique économique menée par Ahmed Ben Salah fut celle d’un régime et non celle d’un homme. S’il en avait été autrement, comment expliquer le silence prolongé des responsables, celui des appareils du Parti et des organisations étatiques ?
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