A propos de la décennie
Le nom de Ben Salait ne laisse pas indifférent, notamment parmi ceux qui l’ont connu ou qui ont vécu cette fameuse Première Décennie de Développement de notre pays. Je suis de ceux-là et je me sens un devoir, envers la mémoire des victimes de Ben Salah (dont mon père), d’apporter un témoignage et une appréciation, tant sur ce qui a été publié que sur la période Ben Salah elle-même.
Ce qui a été publié est une version déjà connue. C’est une ligne qui se veut médiane, faisant la part des choses, c’est une position élégante, colportée assez souvent par quelques-uns de ses fidèles, que Ben Salah cherche encore aujourd’hui à confirmer. Le reportage a été en effet structuré en deux parties.
-La première tait état de la contribution de Ben Salah à l’effort de modernisation du pays, on a le sentiment qu’on lui doit presque tout. Certes les difficultés, les erreurs et dérapages, sont signalés, mais c’est POU- lui trouver immédiatement des excuses du genre : Bourguiba et les dirigeants de l’époque étaient d’accord, Bourguiba le pressait pour implanter 3.000 coopératives en deux années etc…
C’est un cocktail de « oui mais », dont on retiendra malgré tout que c’est l’homme de la modernisation de l’économie, de la formation des cadres (ou plutôt de la déformation des cadres)…
-La deuxième partie nous décrit les malheurs personnels et les persécutions dont il a fait l’objet, une fois limogé, malgré un certain soi-disant rayonnement international… A aucun moment cependant, n’ont été évoqués les malheurs des Tunisiens ni la terreur (c’est le mot exact) exercés sur les citoyens, et notamment sur les commerçants et les agriculteurs, pour les amener à mettre en œuvre les directives de « Si hmed ».
Comment peut-on en effet évoquer le nom de Ben Salah sans se souvenir des drames qu’ont vécus tous ceux qui ont été spoliés de leurs fonds de commerce, de leurs terres, de leur bétail, de leurs tracteurs, des fruits de leurs efforts, … au nom d’une certaine prospective puis d’un plan « de développement économique et social ».
A combien se vendait la brebis pleine dans le Nord-Ouest et les fonds de commerce dans tout le pays, pendant que « Si hmed » prônait la collectivisation à outrance ?
Qui a compensé ces pauvres éleveurs et commerçants ?
Combien de cimetières à tracteurs et moissonneuses batteuses a-t-on dénombré en 1969 ?
C’est quoi alors, un désastre économique et social et même politique ?
Et puis, de quel droit Ben Salah cherchait-il à imposer un bonheur que les Tunisiens ne concevaient pas comme lui? Les années 60 ?
Mes aînés s’en souviennent et en parlent encore, car je nie suis beaucoup intéressé à la question. Ce sont les années où les Tunisiens qui avaient la chance de pouvoir se rendre à l’étranger étaient repérables à l’aéroport d’Orly, achetant leurs provisions de lames de rasoir !
C’était la période où certains services de l’Administration, totalement et directement sous l’autorité de Ben Salah, formaient un véritable rempart rigide autour des mouvements des biens et des personnes, assiégeant l’économie dans une véritable autarcie.
Qui n’a pas, tremblé devant un douanier à l’aéroport de Tunis parce qu’il avait dissimulé dans ses bagages un billet de 50F, reliquat d’un précédent voyage ?
Tout cela d’une « prétendue politique économique » (la répétition est voulue) lue d’un mélange mystérieux de socialisme, de romantisme d’utopie et de course vers le pouvoir. Même trente ans après, ce genre de littérature ne peut être servi sans mettre tout cela nu menu.
Autrement, cela demeurerait indigeste. Voilà, crûment formulé, ce que fut, pour la plupart des Tunisiens moyens, lu période de Ben Salah sur l’une de ses facettes.
Sur l’autre facette, on pourra effectivement lire que Bourguiba doit à Ben Salah de l’avoir aidé à maîtriser le mouvement syndical (qui pouvait le faire mieux qu’un ancien syndicaliste et profitant que le grand leader syndical Farhat Hached n’était plus là), à asseoir et à consolider l’autorité du parti, devenu unique, à assurer l’hégémonie du système de la Pensée Unique.
Ainsi et au-delà de la liberté d’entreprendre, c’est la liberté de penser et la liberté de s’exprimer qui Furent confisquées. Ban Salah et une poignée de ses fidèles, seuls, pensaient et voyaient juste, ils pensaient pour tous les Tunisiens pour leur Bien.
Ils savaient mieux qu’eux ce qui était bon et ce qui ne l’était pas. Avec Ben Salah, le pays est ainsi passé d’un système Où tout était libre, sauf interdiction explicite par la loi, à un système où tout était prohibé sauf autorisation explicite.
C’est encore à cette période que nous devons la prolifération des autorisation, administratives, licences, etc…. dont nous avons encore aujourd’hui du mal ii nous défaire totalement (le Programme d’Avenir du Président Zine El Abidine Ben Ali comporte un chapitre réservé à cette question… ).
Je crois me rappeler que c’est au cours de cette période aussi que les premiers passages cloutés ont été installés en Tunisie et que la première campagne contre le bruit a été lancée, d’où le fameux mot d’ordre/boutade qui circulait à l’époque (Merrou soucoutan beinal masamir : traversez en silence entre les clous).
Je sais maintenant que ce n était pas qu’une boutade. Il y a eu apparemment une certaine convergence d’intérêt entre Bourguiba et Ben Salah, ils s’approuvaient l’un l’autre, mais chacun avait sans doute sa propre stratégie.
Plus tard, Bourguiba dira qu’il avait été trompé par Ben Salah, et celui-ci affirmera qu’il avait été poussé par Bourguiba…
On est tenté de croire volontiers les deux.
Les perdants, ce sont bien sûr les Tunisiens, qui mettront des décennies pour atténuer l’impact de la bureaucratie, de la culture autoritaire et des pouvoirs personnels, car, que l’on se souvienne, il y avait le « Combattant suprême et « Sihmed ».
Etait ce intellectuellement honnête de cumuler les responsabilités et charges de plusieurs ministères importants et de conduire parallèlement de multiples réformes supposées vitales… dans la précipitation et l’aveuglement ?’
Car en définitive il appartenait à Ben Salah de s’en tenir aux motions du congrès de Bizerte, de ne rien imposer au peuple, d’engager le développement d’une manière progressive par la persuasion, la sensibilisation, l’incitation, et assurer cette fameuse coexistence des trois secteurs, le public, le privé et le coopératif.
Ben Salah s’est présenté plutôt comme un guérisseur pour essayer une thérapie qui n’avait fait ses preuves nulle part ailleurs, empruntée à des universitaires français excités par la découverte du sous-développement, et transformant le pays en un laboratoire d’expérimentation.
Je découvrirai plus tard que derrière Ben Salah c’est un certain Gérard Destane De Bernis, professeur d’économie à l’Université de Grenoble et à l’Institut des Hautes Etudes de Tunis, qui était le maure à penser en la matière.
Si le système dit « coopératif » a été brutalement abandonné dès septembre 1969, comme emporté par ces fameuses inondations, il faudra attendre la déclaration du 7 Novembre 1987 pour une remise en cause explicite dune certaine pratique du Pouvoir dont les fondements remontent à cette période.
Que les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas Ben Salah ou que peu de personnes seulement aient eu l’envie de faire le déplacement jusqu’à Zaghouan pour écouter Ben Salah, le « bouc émissaire victime d’intérêts privés menacés » ou Ben Salah le « persécutée », cela ne surprend guère. Pourquoi remémorer les cauchemars ?
Car la plupart des Tunisiens se souviennent surtout de Ben Salah l’opportuniste épris de pouvoir absolu (pour rester digne et ne pas dire autre chose), celui qui a fait manquer à son pays toute une décennie de développement, le plongeant dans une dérive aventurière et causant au passage d’énormes dégâts irréparables, dont des vies humaines innocentes.
Et ils ne seraient sûrement pas mécontents de lire qu’un jour, à Zaghouan ou ailleurs, Ben Salah aura fait, non pas une autocritique à la manière communiste, mais aura demandé purement et simplement pardon à la Tunisie qui aurait pu être encore plus développée si elle n’avait pas perdu cette décennie.
Quant à sa contribution à la modernisation du pays, c’est un bilan que l’on peut lire sur le rapport de la Banque mondiale de 1969 Ou 1970, et l’on ne peut que le recommander à ceux qui auraient encore envie d’y voir plus clair ( la plupart des indicateurs étaient au rouge).
La modernisation de l’économie a réellement démarré avec la loi 72 sur les industries exportatrices, suivie en 1974 du Code des investissements et du FOPRODI, puis par la création des Agences foncières industrielle, touristique et de l’habitat et du renforcement du secteur bancaire…
Ensuite au cours de la dernière décennie, par les différentes réformes entreprises (fiscalité. changes, éducation et formation professionnelle…), la maîtrise de l’inflation et du déficit budgétaire et l’ouverture progressive de notre économie sur l’environnement international et sa compétitivité par la mise à niveau, la diversification de l’agriculture et le développement des industries agroalimentaires…
Il faut noter aussi les investissements importants dans l’infrastructure et les barrages, les télécommunications et l’informatique et surtout dans l’enseignement supérieur, compte tenu de l’afflux d’étudiants, fruit essentiellement de la politique avant-gardiste de scolarisation promue par le président Bourguiba, dans ce domaine de réussite unique, avec celui de l’émancipation de la femme et du planning familial.
Par honnêteté intellectuelle et pour ne pas paraître excessif, je ne sais pas si l’on peut dire que, si Ben Salah n’a point laissé sa chance au secteur privé, il a peut-être préservé et quelque peu développé le secteur public !
Mais que peut-on dire objectivement de ce secteur, sinon qu’à part quelques exceptions, sa survie a été assurée grâce au soutien fort coûteux du budget de l’Etat, souvent pour préserver des emplois devenus précaires, et au détriment du développement de l’infrastructure ?
On se souviendra toujours du cas de la NPK, dont l’implantation arbitraire a massacré les côtes de toute une ville, la plongeant dans la pollution…. jusqu’à son récent démontage décidé par le Président Ben Ali.
Le verdict des Tunisiens a été, de toute manière, prononcé par le peuple, en septembre 1969, lorsque Bourguiba a annoncé le limogeage de Ben Salah. Ce fut l’une des plus grandes joies que les Tunisiens ont ressentie depuis juin 1955. Pour être assez complet il fallait aussi évoquer cette fête.
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