M. Raoul-Duval, Chargé d’Affaires de France à Tunis, Au Ministère des Affaires Etrangères.
Tunis, 15 mars 1961
Le Dr Mokkadem m’a convoqué en fin de matinée. Le président Bourguiba l’avait chargé d’appeler immédiatement mon attention sur un certain nombre de questions qui avaient été discutées lors de son entrevue avec le général de Gaulle.
Il s’agissait des mesures qui pourraient être prises par le gouvernement français en faveur de Ben Bella et de ses compagnons, de l’affaire de Bizerte, du problème des frontières du Sud et de la normalisation des relations diplomatiques entre nos deux pays.
C’est surtout sur la première question que Dr Mokkadem a été très insistant. Il n’en a pas moins marqué qu’un règlement favorable des autres problèmes administrerait également la preuve que « l’entrevue de Rambouillet, qui a suscité tant d’échos dans le monde, était suivie de faits concrets ».
Il a constamment mis l’accent sur les risques considérables que M. Bourguiba avait pris ces derniers temps devant l’opinion afro-asiatique et le danger où il se trouvait de voir son crédit compromis en Afrique du Nord.
Mon interlocuteur m’a dit que le chef de l’Etat souhaitait que le général de Gaulle fût informé dans les plus brefs délais de la démarche qu’il effectuait auprès de moi M. Bourguiba espérait vivement qu’une décision favorable en faveur de Ben Bella et des « autres membres du G.P.R.A. qui sont actuellement détenus » interviendrait pour le jour de l’Aid es-Seghir, c’est-à-dire le vendredi 17 mars.
M. Mokkadem a fait brièvement allusion au fait que, conscient, comme le gouvernement français, de la nécessité d’observer « la règle d’or du silence », le président Bourguiba s’était abstenu, « pour le moment », de toute déclaration publique. Il serait cependant, a-t-il pour suivi, infiniment regrettable que le climat créé à Rambouillet fût « compromis ».
Le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères s’est exprimé sur un ton cordial. Il s’est constamment efforcé de tempérer le caractère pressant et même exorbitant des demandes tunisiennes, en soulignant la situation singulièrement difficile dans laquelle le chef de l’Etat tunisien risquait de se trouver placé.
Je n’ai pas manqué pour ma part de rappeler à plusieurs reprises, au cours de l’entretien, que le gouvernement français demeurait très attaché au climat de confiance et d’amitié qui avait marqué l’entrevue de Rambouillet. J’ai ajouté qu’aucun changement n’était intervenu depuis le 27 février dans notre position.
Je vous entretiens par télégramme séparé, sous les numéros suivants, des différents points soulevés par le Dr Mokkadem, et des observations que j’ai été amené à lui faire.
En ce qui concerne le problème algérien, a dit le Dr Mokkadem, il avait été question, à Rambouillet, de diverses mesures qui pourraient être prises par le gouvernement français. Ces mesures auraient, selon les termes employés par M. Bouirguiba, pour objet d’« améliorer la qualité des interlocuteurs algériens » et « de créer des conditions psychologiques favorables à l’ouverture et au déroulement d’une négociation entre le G.P.R.A. et la France ».
Elles concernent surtout, a précisé le secrétaire d’Etat, M. Ben Bella et ses collègues du G.P.R.A., capturés au mois de novembre 1956, ainsi que – et le Dr Mokkadem a beaucoup insisté sur ce point – Rabah Bitat, également membre du pseudo-gouvernement algérien.
Selon mon interlocuteur, il avait été envisagé à Rambouillet que le gouvernement français prenne de telles dispositions avant la fête de l’Aid Seghir, c’est-à-dire le vendredi 17 mars, « Or, déclare M. Mokkadem, les jours passent sans que M. Bourguiba ne voie rien venir et le Président ne souhaiterait pas perdre son pari ».
Comme il l’avait expliqué lors de son séjour en France, le chef de l’Etat considérait que des mesures en faveur de Ben Bella et de Ses compagnons auraient une très grande portée, non seulement dans l’immédiat, mais pour l’avenir. Les conversations de Rambouillet avaient joué un rôle très utile en ce sens qu’elles avaient créé un climat de « réflexion salutaire » au sein même du F.L.N. Il s’agissait maintenant de renforcer ces meilleures dispositions de la part des dirigeants de la rébellion. En donnant suite aux suggestions qui lui avaient été faites à cet égard, le gouvernement français aurait non seulement le bénéfice du geste, mais la France, comme l’Afrique du Nord, en tireraient un profit durable. D’autre part, il était indispensable que tous les responsables du G.P.R.A. puissent se concerter, afin de prendre des décisions d’un commun accord et de se présenter à la négociation nantis d’un mandat qui ne soit pas contestable. Enfin, une décision qui serait prise par le gouvernement français avant la fête de l’Aïd aurait dans tous les milieux musulmans une résonance considérable.
J’ai répondu (comme je l’avais indiqué à M. Masmoudi : mon télégramme n°11301 que de tels gestes pourraient se concevoir dans un contexte où ils serviraient utilement la cause de la paix. Lorsque ces conditions existeraient, le gouvernement français n’hésiterait pas à prendre des initiatives de cette nature.
Le Dr Mokkadem a précisé qu’il ne s’agissait en aucune façon, dans l’esprit de son gouvernement, d’un préalable qu’il chercherait à nous imposer. « Au demeurant, ce n’est pas le F.L.N., mais nous qui suggérons ce geste. Nous le tenons pour nécessaire parce que, comme je vous l’ai déjà dit, il pourrait avoir à tous égards des conséquences heureuses et durables ».
Le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères a alors longuement insisté sur le fait que M. Bourguiba avait pris des « risques considérables ». Il pouvait apporter une contribution importante à la paix et à l’établissement définitif dans l’avenir de rapports stables et étroits entre la France et toute l’Afrique du Nord. Les échos que ses efforts avaient éveillés dans le monde entier et dans les pays arabes donnaient la mesure des espoirs éveillés par l’action du chef de l’Etat tunisien. Si le gouvernement français ne prenait, dans les jours prochains, aucune décision dans le sens suggéré par M. Bourguiba, le crédit de celui-ci serait gravement atteint.
M. Mokkademn a parlé ensuite, mais sans insister, de dispositions qui pourraient être prises en vue de la suppression des camps d’internement.
Il m’a demandé, avec la plus grande insistance, de la part du président Bourguiba, que le général de Gaulle soit informé aussitôt que possible de la démarche qu’il venait de faire auprès de moi.
M. Bourguiba souhaiterait obtenir, a-t-il précisé, une réponse dès demain, dernier jour du ramadan.
1-Le Dr Mokkadem m’a demandé si, à la suite de mon séjour à Paris, j’avais quelque chose de nouveau à lui dire au sujet de Bizerte. Je lui ai répondu que, compte tenu, des démarches qui avaient été effectuées par le gouvernement tunisien auprès de cette ambassade, j’étais habilité à lui remettre un calendrier de remise d’un certain nombre d’installations situées dans la périphérie de la ville. Ce calendrier avait été établi en tenant compte des désirs qu’il avait fromulés à plusieurs reprises. Je lui ai donné les indications contenues dans votre télégramme n°667.
J’ai d’autre part fait savoir à mon interlocuteur que, comme suite à la demande de la délégation tunisienne à la commission mixte pour la reconversion de l’arsenal de Sidi-Abdallah, le gouvernement français était disposé à mettre à sa disposition trois experts (votre télégramme n°674).
Tout en prenant acte de ces indications, le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères m’a répondu qu’il s’agissait là de questions particulières, qui avaient certes leur intérêt, mais que son gouvernement avait à l’esprit le problème de Bizerte en général.
En se référent à l’entretien que le général de Gaulle avait eu avec M. Bourguiba à Rambouillet, le Dr Mokkadem a déclaré que « le principe avait été posé de l’évacuation totale des forces françaises l’objet de discussions à un échelon moins élevé ». Il convenait maintenant, a poursuivi le ministre, « d’engager ces discussions et de déterminer les modalités d’application ».
En maintenant toutes les réserves que j’avais déjà formulées auprès du secrétaire d’Etat à ce sujet, j’ai répondu que le problème d’ensemble de Bizerte devrait normalement trouver se solution le moment venu ; cependant, nous étions disposés à régler maintenant la question de la reconversion de l’arsenal et, à cet égard, le gouvernement français avait tenu à répondre sans délai aux demandes dont l’ambassade avait été saisie.
Le Dr Mokkadem a contesté cette position en se bornant à déclarer que le Président souhaitait, pour sa part, que « des négociations sur le font même de l’affaire de Bizerte s’engagent parallèlement à la négociation franco-algérienne ».
2 -Il en est de même, a poursuivi le secrétaire d’Etat, au sujet des revendications tunisiennes sur la frontière du Sud. Le Dr Mokkadem a rappelé très brièvement que ces revendications avaient deux aspects.
-D’une part et dans l’immédiat, la reconnaissance des droits de la Tunisie sur Garet el Hamel, qui se fondait sur des traités, c’est-à-dire sur des textes irrécusables.
-D’autre part, l’accès de la Tunisie aux ressources sahariennes.
Le Président, a déclaré mon interlocuteur, « avait recueilli de son entretien avec le général de Gaulle l’impression que ces problèmes pourraient être immédiatement discutés ».
J’ai répondu que je n’étais pas habilité à discuter de cette question qui, comme celle de Bizerte, devrait trouver sa solution le moment venu.
3 – Sur ces deux points mais surtout au sujet de Bizerte, le Dr Mokkadem a repris alors les mêmes arguments qu’il avait développés à propos de l’affaire algérienne. Il a marqué que le président Bourguiba avait assumé, dans l’intérêt général, des risques considérables et qu’il y aurait le plus grand avantage, pour permettre à l’action de la Tunisie de se développer de façon bénéfique, à résoudre les différends qui opposaient encore nos deux pays.
Le Dr Mokkadem a soulevé enfin la question de la normalisation des relations diplomatiques entre nos deux pays. Il m’a dit qu’il s’était entretenu de cette question avec votre Excellence en lui confiant que le gouvernement tunisien envisageait de désigner M. Masmoudi comme ambassadeur à Paris.
M. Bouirguiba souhaitait que nos deux gouvernements procèdent rapidement à l’échange d’ambassadeurs. Ils témoigneraient ainsi publiquement de leur volonté de rétablir leurs rapports dans l’esprit qui avait inspiré les conversations de Rambouillet.
J’ai répondu que, à ma connaissance, cette question avait été effectivement évoquée lors des entretiens du général de Gaulle avec M. Bourguiba. Il avait été envisagé à ce moment de régler définitivement l’affaire du mur de la Marsa. Le gouvernement tunisien nous adresserait une communication écrite pour exprimer ses regrets que les travaux faits l’année dernière l’aient été sans notre accord et prendrait à sa charge, outre les indemnités pour le terrain exproprié et les constructions détruites, une partie des travaux que nous sommes amenés à exécuter pour une nouvelle construction destinée à compenser les inconvénients résultant du nouveau tracé de l’enceinte.
Le Dr Mokkadem a déclaré qu’il savait que ce problème avait été abordé au cours des conversations que M. Masmoudi avait eues à Paris.
« Nous sommes, a-t-il dit, disposés à trouver une formule honorable à condition qu’elle ménage la dignité des deux parties en cause ». « Peut-être, a-t-il poursuivi, le gouvernement français pourrait-il nous soumettre un projet à cet égard ».
Je me suis borné à lui indiquer que je vous ferais part de cette conversation.
Je me suis, bien entendu, abstenu de faire toute mention de la conversation personnelle que j’ai eue à ce sujet avec M. Masmoudi2. Compte tenu de la démarche du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, j’ai repris dès aujourd’hui contact avec son collègue à l’Information qui m’avait dit, le 11 mars, qu’il soumettrait au Président notre projet et m’en reparlerait à titre officieux le 14 mars, c’est-àdire hier. Il doit me recevoir demain 16 mars, en fin de matinée, après avoir dîné avec M. Bourguiba. Je ne manquerai pas de vous tenir immédiatement au courant de cette conversation.
1 Par télégramme n°1130-1138 du 11 mars, non retenu, le chargé d’affaires de France relatait un entretien le jour même avec M. Masmoudi. Ce dernier lui avait dit que le président Bourguiba était « irrité » de constater que le gouvernement français n’avait encore pris aucune mesure en faveur de Ben Bella ; le chef de l’Etat tunisien avait espéré en effet qu’une décision serait annoncée avant son retour à Tunis. Selon de secrétaire d’Etat tunisien à l’Information, M. Bourguiba avait cru comprendre que Paris ferait prochainement un geste à ce sujet. M. Raoul-Duval répondait qu’un tel geste ne pourrait se concevoir que dans un contexte où il serait utilement la cause de la paix ; on ne voyait pas pourquoi se serait la France qui devrait adopter unilatéralement de telles dispositions, alors même que le F.L.N. proclamait qu’il ne posait aucun préalable à une négociation. Pour M. Masmoudi par contre, il y avait intérêt à ce que la solution de l’affaire algérienne fût élaborée avec la collaboration de tous les chefs de la rébellion de façon à éviter de provoquer ultérieurement des attaques de la part d’éléments tenus à l’écart. Il était essentiel, pour l’avenir du Maghreb, que la paix ne fût pas uniquement le résultat d’un compromis basé sur le seul rapport des forces, mais aussi le fruit d’une réconciliation fondée sur la confiance. C’était ce que la Tunisie avait fait comprendre aux Algériens lors de la conférence de Rabat. M. Bourguiba était-parvenu à leur faire partager sa conviction que « l’esprit de Rambouillet » devait ouvrir les chemins de la paix. Or, l’absence de geste du gouvernement français en faveur de Ben Bella risquait de compromettre ces résultats. M. Raoul-Duval rétorquait qu’aucun changement n’était intervenu dans les positions du gouvernement français depuis les entretiens de Rambouillet.
2 Par télégramme nos 1127-1129 du 11 mars, non retenu, le chargé d’affaires de France indiquait avoir vu le jour même M. Masmoudi et lui avoir communiqué à titre personnel un projet de note français relatif à l’affaire de La Marsa (ce document est transmis le 10 mars à Tunis sous les nos 653-655). Le secrétaire d’Etat tunisien à l’Information avait réagi favorablement : il estimait cependant difficile pour son gouvernement d’écrire que, « contrairement aux usages diplomatiques », les autorités tunisiennes avaient agi sans l’accord du gouvernement français. M. Raoul-Duval avait détaillé les différentes rubriques que comportait le montant de l’indemnité due et précisé qu’une partie de la nouvelle construction serait à la charge de Paris. M. Masmoudi avait compris qu’il y avait intérêt à ce que M. Raoul-Duval l’entretînt personnellement dans un premier temps de la question pour éviter tout malentendu.
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