Bourguiba, l’affranchi nostalgique
Jean de la Gueni : Amère Méditerranée
(Seuil 2004)
Ce fut un grand moment de consensus franco-maghrébin et franco-français. En tête du cortège qui suivait la dépouille mortelle d’Habib Bourguiba, ce samedi 8 avril 2000 à Monastir, Zine el-Abidine ben Ali était flanqué d’Abdelaziz Bouteflika, à sa droite, et de jacques Chirac, à sa gauche. A côté du président de la République : Jean-Pièrre Chevènement, ministre de l’Intérieur, représentant du gouvernement de cohabitation. Parmi les personnalités de moindre rang : Philippe Séguin, ancien président RPR de l’Assemblée nationale, et Bertrand Delanoë, sénateur socialiste, l’un et l’autre natifs de Tunis. A l’hôtel Emir Palace, tous les Français s’étaient retrouvés invités à la table de Chirac au cours du repas qui précéda les funérailles, échangeant des souvenirs et faisant assaut d’amabilités. Delanoë, en vacances dans sa maison de Bizerte, avait tenu à venir attendre et saluer les passagers de l’avion présidentiel. A table, Marie-Claire Mendès France, épouse de l’homme qui émancipa la Tunisie en 1954, était assise à la droite de Chirac. « Ce déjeuner, quand j’y pense, c’était un peu surréaliste », dira-t-elle plus tard.
Il y a toute une diplomatie des enterrements. Ben Ali eu beaucoup d’apartés une fois franchie la grande porte de bronze du mausolée où le « Combattant suprême » reposait désormais à côté de sa mère vénérée. La photo de sa rencontre avec Chirac fit la une de La Presse, le principal quotidien de langue française : « Le président Ben Ali s’entretient avec les chefs d’Etat des pays frères et amis ». Des touristes en villégiature dans la station balnéaire où était né le défunt applaudirent et photographièrent beaucoup Chirac. Chasse aux souvenirs originaux chez les estivants, potins de la cohabitation chez les journalistes, obligations diplomatiques chez les responsables : finalement, l’ambiance ne semblait guère au recueillement. C’est que le vrai Bourguiba, celui qui régna sans partage sur la Tunisie pendant trente et un ans, était déjà mort depuis longtemps : dans cette nuit du 6 au 7 novembre 1987 où sept hommes de l’art requis par le Premier ministre Ben Ali signèrent un rapport attestant que « l’évolution actuelle de son état de santé physique et mentale ne lui permettait plus d’exercer les fonctions inhérentes à sa charge ». Depuis ce « coup d’Etat médical », l’homme dont les médecins venaient de constater le décès n’était plus que l’ombre de lui-même, victime de ce naufrage de la vieillesse qu’inflige parfois un sort cruel à creux dont il a longtemps favorisé les entreprises.
De Sciences-Po à Bordj Le-boeuf
La vie de Bourguiba se confond, selon Jean Lacouture, avec « la légende dorée de l’ascension d’une classe sociale, ou, plus précisément, d’une classe culturelle, celle de la petite bourgeoisie terrienne en voie d’urbanisation et d’occidentalisation » sous le protectorat. Elle commence le 3 août 1903 par la naissance au sein d’une famille d’origine paysanne reconvertie dans la fonction publique. Etudes secondaires au collège de Monastir, puis au lycée Carnot de Tunis. « Nous avions d’excellents professeurs français, reconnaît-il. Ils étaient justes et jamais l’idée d’une discrimination fondée sur l’origine ne parut les effleurer. Ils nous appelaient « monsieur », ce qui nous rendait fiers[1]. » Grâce à eux, il obtient une bourse qui lui permet de s’installer à la cité universitaire de Paris pour des études à la faculté de droit et à l’Ecole libre des sciences politiques, le « club » de toute la jeunesse grande-bourgeoise de la IIIe République.
M. Pillet, instituteur français de Monastir qui s’était converti à l’islam, restait en relation avec un ami de régiment parisien. Il a donné son adresse au jeune Bourguiba qui vient frapper à la porte de ce M. Lorrain, dans un immeuble proche du Père-Lachaise. C’est la sœur de Lorrain, Mathilde, qui ouvre la porte. Elle porte le deuil de son mari et elle a quatorze ans de plus que le visiteur tunisien. Bourguiba qui, à la fin de ses jours, sera subjugué par Saïda Sassi, une « nièce » bien plus jeune que lui, a alors besoin d’une compagne-mère pour ses débuts en France. Mathilde succombe au charme de ses yeux bleus. Ils se mettent en ménage et, sans l’épouser à ce stade, il lui fait un fils : « Habib Bourguiba junior », futur ambassadeur à Paris, futur ministre tunisien des Affaires étrangères, éminence grise et figure du tout-Tunis sous le sobriquet de « Bibi ».
En 1928, Mathilde vend ses meubles pour suivre son compagnon quand il s’installe comme avocat stagiaire à Tunis. Les débuts dans diverses études de confrères européens sont orageux. Le robin a déjà une réputation de mauvais caractère quand il s’établit à son compte. Cela est bon pour ses débuts du militant nationaliste. Sous son impulsion une branche dissidente du vieux parti Destour (Constitution) devient le Néo-Destour. En 1934, il est arrêté puis assigné à résidence à Kébili, où il peut continuer à exercer son métier d’avocat. Comme il persiste à se comporter en agitateur, il est transféré à Bordj-Leboeuf. Il s’agit, aux confins du désert, d’un poste militaire qui doit son nom à un aviateur français dont l’appareil s’était écrasé dans les sables. L’endroit est commandé par le capitaine Mathieu, un ami de l’écrivain Pierre Mac Orlan qui est venu l’y voir deux ans auparavant. Visage buriné, l’officier porte l’uniforme méhariste : larges sarouals ; naïls, ces sandales semblables à celles des moines. Un héros pour littérature militaire coloniale. Il n’aime guère ce travail de flic et, sans pactiser avec Bourguiba, il ferme les yeux quand celui-ci confie des courriers pour l’extérieur aux goumiers tunisiens, ses gardiens : des lettres aux destouriens ; des lettres à Mathilde, restée à Tunis, à 1300 kilomètres de là.
Un jour de novembre 1934, le secrétaire de Marcel Peyrouton a un haut-le-cœur en commençant la lecture longue missive adressée à son patron : « Monsieur le Résident Général, excusez l’impertinence d’un « homme à terre » qui, au fond de son exil, se permet d’importuner son adversaire triomphant et de faire entendre une voix que vous condamnez au silence. » Pas besoin que son regard coure à la signature, c’est du pur Bourguiba ! Bourguiba le donneur de leçons, avec mots soulignés et référence aux bons auteurs de Sciences-Po : « En agitant le spectre du péril arabe, vous avez donné un aliment à ce qu’Albert Sarraut, qui s’y connaît, appelle l’esprit colon, lequel n’est pas spécial au colon proprement dit puisqu’il anime parfois le fonctionnaire, et n’est en dernière analyse qu’une survivance fâcheuse du sentiment de conquête. » Bourguiba le futur chef, qui déjà se préoccupe du sort de ses troupes : « Cette lettre, trop longue hélas ! est aussi destinée à obtenir si possible la libération du pauvre diable – ancien combattant de Verdun – qui, devant aller à Médenine toucher sa retraite, s’est chargé, sans penser à mal, de porter une de mes missives et a été arrêté à Tataouine, laissant une femme et un bébé de trois mois sans aucun soutien. » Bourguiba l’insolent habile : « Veuillez agréer, Monsieur le Résident Général, l’hommage respectueux d’un homme qui, quoi qu’on en dise, n’est ni votre ennemi ni celui de votre Patrie, et dont le seul crime est d’avoir cru possible en ce pays une formule qui réalise progressivement l’harmonie entre les aspirations vitales du peuple et les prérogatives indiscutées de la France. » Commentaire du capitaine Mathieu interrogé par la résidence : « Le programme de Bourguiba à Bordj-Leboeuf se résume à créer des sympathies autour de sa personne, à imposer la discipline destourienne aux goumiers. Il insiste auprès des indigènes sur le fait qu’il n’est pas interdit de séjour pour des fautes contre la probité et l’honneur, mais parce qu’il s’est dressé contre les injustices. »
Changement de résident général avec le Front populaire. Le nouveau venu, Armand Guillon, fait élargir Bourguiba et d’autres nationalistes, « par modification bienveillante des arrêtés pris contre eux » , précise un communiqué. Avant de regagner Tunis, Bourguiba et sept autres militants se voient imposer un séjour intermédiaire dans l’île de Djerba. Guillon les y rencontre pour ce que le « Combattant suprême » présentera plus tard comme une explication « d’homme à homme ». Peu après, le 6 juillet 1936, l’ancien prisonnier du désert se retrouve à Paris dans le bureau du sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Pierre Viénot. Il s’ensuivra une longue correspondance entre les deux hommes, avec publication d’extraits dans L‘Action tunisienne, l’organe du Néo-Destour en français.
« Sympathique mais excitable »
Dans le langage politique tunisien, les deux principaux courants adversaires de Bourguiba portent alors les noms imagés d’«archéos » et de « prépondérants ». Les « archéos» récusent cette appellation péjorative, collée par les bourguibistes à ceux qui n’ont pas suivi le Néo-Destour lors de la scission de 1934. Sous la conduite du cheik Abdelaziz Thaâibi, ils réclament l’abandon du « constitutionnalisme » laïque pour un retour aux traditions religieuses et aux valeurs spirituelles, seules capables, selon eux, d’unir le monde musulman contre la colonisation. Les « pré-pondérants » acceptent leur étiquette, couramment employée par les journalistes ; ce sont les gros colons, les hommes d’affaires européens, « prépondérants » par leur influence et leurs moyens financiers. Les uns et les autres se liguent contre Bourguiba après la chute du gouvernement de Front populaire en 1937 et le rappel du résident général Guillon. Le 9 avril 1938, à Tunis, une manifestation de protestation contre des arres- tations tourne mal. La gendarmerie tire et tue une centaine de personnes. Bourguiba ordonne à ses partisans de promener les cadavres dans le quartier de la Porte de France, « pour montrer aux consuls des puissances étrangères comment la France traite les hommes qui revendiquent leurs droit ». Il est aussitôt arrêté. Son parti est interdit, l’état d’urgence est proclamé.
à cette époque, il y a à Tunis 65 000 Italiens, contre 59000 Français. Sur les murs, des affiches apparaissent : « Viva il Duce ». Paris craint qu’après l’Ethiopie Mussolini ne reporte ses ambitions impériales sur la Tunisie. Andrée Viollis, aujourd’hui oubliée, mais alors écrivain et journaliste influente, part enquêter après les troubles d’avril. A son retour, elle intitulera son témoignage Notre Tunisie[2]. « Notre », c’est par solidarité nationale face aux Italiens, mais pas au point de s’aveugler sur les réalités; « En dépit d’une touchante communion, née du danger commun, mais peut-être provisoire, entre Français et indigènes, les problèmes tunisiens dont traite cette enquête exigent une prompte solution. »
Grâce à sa notoriété, Andrée Viollis a été reçue par les généraux et les principaux responsables civils du protectorat. Elle a assisté, scandalisée, à une session expéditive du tribunal militaire de Tunis, qui inflige de lourdes peines à de simples manifestants. Parmi les accusés en gandoura, un sergent retraité (quinze ans de service). Son crime : avoir crié à un gendarme au cours d’une manifestation: « Toi, ferme ça ou j’y saute dedans ! » « Vous, un militaire, un gradé ! » s’indigne le président. Un mois de prison et une amende. Le clou du reportage est une visite à Bourguiba dans sa prison, grâce au général Hanotte, commandant supérieur en Tunisie, اun Africain de l’école de Lyautey », auquel Viollis rend hommage. Bourguiba est gardé par des tirailleurs sénégalais « stupéfaits, en leur âme enfantine, de l’audace de ce prisonnier » qui se dit prêt à « reprendre le combat » devant le colonel présent à l’entretien. Un colonel qui, « appuyé contre le chambranle de la porte, soulève parfois la main en geste d’avertissement ». Viollis juge l’illustre prisonnier « digne d’estime et de sympathie », mais elle le trouve trop « excitable », déplore « ses impatiences et ses imprudences ».
C’est justement ce que lui reprochent ses coaccusés pendant l’instruction du procès devant le tribunal militaire. Même son frère, Ahmed, l’accable devant l’habile اjuge d’instruction », le commandant de Guérin du Cayla, qui parvient à faire exprimer des « regrets » à la plupart de ceux qui passent dans son bureau. Bourguiba est renvoyé devant la chambre des mises en accusation avec quelques intrépides tandis que la plupart des autres bénéficient d’un non-lieu. Dur apprentissage de la lutte clandestine, avec ses peurs et ses trahisons, pour le « Combattant suprême », souvent bien seul dans son pays[3]. Plus question de procès en septembre 1939, quand éclate la Seconde Guerre mondiale. L’accusé est transféré dans le Sud, puis à Bizerte d’où on l’embarque pour Marseille le 26 mars 1940. Les effets pernicieux de la débâcle se font sentir jusque dans la prison du fort Saint-Nicolas. Plus d’autorité. En l’absence du capitaine responsable, deux sous-officiers font entièrement déshabiller Bourguiba et quelques compagnons d’infortune. Puis ils les frappent à coups de ceinturon. Tout « excitable » qu’il fût, le leader tunisien aura assez de ressources en lui-même pour ne pas se laisser gouverner par le seul souvenir de cette humiliation imbécile.
Le bon choix en 1943
Quand l’histoire se précipite, elle aime les facéties. Peyrouton, le résident général auquel Bourguiba avait écrit depuis Bordj-Leboeuf, est ministre de l’Intérieur de Vichy. Il fait transférer sa vieille connaissance au fort Montluc de Lyon, où l’encombrant détenu reçoit un jour la visite d’un certain Klaus Barbie. « Est-ce que le Fuhrer me connaît ? » demande le prisonnier. Réponse du capitaine allemand : « N’êtes-vous pas Bourguiba, le chef du Néo-Destour ? Vous serez mieux en Tunisie pour défendre votre pays[4]. « Selon le récit qu’il en donna plus tard, Bourguiba fut » très gêné par cette intervention allemande » en sa faveur et en celle de ses codétenus.
« A l’annonce de notre libération, je tins à faire comprendre à nos gardiens français que la nouvelle était une surprise pour nous. Et c’était important qu’ils le sachent. » Finalement, pour des raisons encore obscures, il reste entre les mains de Vichy, qui l’expédie discrètement dans l’Ain. Mais une chéchia en hiver derrière les grilles du fort de Vancia, ça ne passe pas longtemps inaperçu ! L’occupant, qui a repéré sa présence, se le fait livrer officiellement, pour un interrogatoire qui a lieu à la veille de Noël 1942. Le 7 janvier 1943, nouvelles surprises: deux officiers allemands le conduisent à la gare de Chalon-sur-Saône et s’installent avec lui dans le compartiment d’un train à destination de Nice. Pendant le trajet la conversation porte sur la politique « anti-musulmane » des Anglais aux Indes. A l’arrivée, ses « accompagnateurs » le remettent au consul d’Italie, sans explication. La chéchia ne passe pas inaperçue, non plus, des clients de l’hôtel Négresco, où une suite lui a été réservée. Premier bain dans la baignoire du palace depuis plusieurs mois ! Pour nos colonisés aussi l’Occupation fut une époque folle.
Transféré à Rome, Bourguiba est logé au palais Respighi, où le «commandatore » Mellini, directeur des Affaires musulmanes au ministère des Affaires étrangères, vient lui faire, en français, diverses propositions, dont celle de constituer dans la capitale italienne un « gouvernement tunisien libre » en attendant la fin de la guerre. Il évite de s’engager, en se réfugiant derrière l’autorité de Moncef Bey, qui vient de succéder à Ahmed Bey et qui affirme la neutralité de son pays dans le conflit mondial. Sans avoir donné de gage à ses « libérateurs », il est finalement réexpédié à Tunis en avril 1943. Son premier soin est de faire une « visite de courtoisie » à Jean-Pierre Esteva, résident général nommé par Vichy. Une façon de montrer qu’il garde sa liberté à l’égard des Italiens. Il se rend à une invitation d’Otto Rahn, l’ambassadeur allemand, mais il refuse la grande enveloppe pleine de billets que celui-ci lui offre « pour son parti ».
La vie n’est pas simple pour un colonisé. Alors, pour le colonisé d’une puissance vaincue, divisée et au sort incertain, n’en parions pas ! En novembre 1942, quand trois cents soldats allemands ont atterri à Tunis pour prendre le contrôle partiel de la ville, la France, « puissance protectrice » de la Tunisie, ne leur a opposé aucune résistance. Peu après, Esteva, un amiral pourtant, a laissé la Kriegsmarine s’emparer de la flotte de Bizerte. Le Néo-Destour, dont plusieurs dirigeants ont été libérés par les Allemands, se trouve écartelé entre diverses tendances. Indignés par les bombardements américains sur la Tunisie, certains de ses membres se laissent séduire par la propagande nazie. Bourguiba subit toutes les tentations, déjoue tous les pièges. Est-ce par conviction ou par intelligence politique ? En évitant de se compromettre avec les puissances de l’Axe, il forge son destin de futur chef d’État. Eût-il commis un faux pas, il se privait à jamais de toute légitimité pour revendiquer l’indépendance.
En mai 1943, quand les premiers blindés anglais entrent dans Tunis, prompt à vouloir profiter de son pari gagné sur la victoire alliée, il rédige fiévreusement un « appel au peuple tunisien ». Extraits: « Grâce aux efforts des Puissances Unies, et en particulier de la France combattante,
nous venons d’échapper à la domination fasciste […]. Pendant les trois mois que j’ai passés à Rome, traité comme un chef d’État, je me suis obstinément refusé, à peine sorti des geôles françaises, à dire un mot de haine contre la France meurtrie, à prononcer une parole d’hostilité contre les Anglais, les Américains ou les Juifs. Et lorsque, devant la menace des événements militaires et dans la crainte de perdre la face, le Gouvernement italien se décida à regret à me ramener en Tunisie, mon premier soin a été de freiner le mouvement purement sentimental qui portait certains Tunisiens vers les puissances de l’Axe, parce qu’elles avaient eu l’habileté de libérer tous les détenus tunisiens […]. Oublions le passé. Faites bloc aujourd’hui avec la France ; hors la France, il n’est point de salut […]. Un monde nouveau verra le jour après cette victoire. Les Alliés ne tromperont pas nos espoirs parce que l’expérience de la dernière guerre et de la paix boiteuse qui l’a suivie a montré que, hors d’une organisation internationale garantissant aux petites nations leur droit à la vie, aucune paix durable n’est concevable entre les grandes puissances. »
Le directeur de l’imprimerie du Petit Matin, auquel Bourguiba a demandé de tirer son texte, trouve celui-ci excellent. Mais le général Juin, qui a pris le commandement des Forces françaises libres en Tunisie, estime que le «hors la France point de salut » ne compense pas les appels du pied aux Anglo-Saxons et il s’oppose à la diffusion de l’«appel ». A son goût, Bourguiba et ses amis tournent trop autour de l’actif consul américain Hooger Doolittle. Aux yeux des Français, Moncef Bey a eu le tort de constituer en janvier 1943 un gouvernement sur la composition duquel il s’est passé de leur avis et d’avoir ensuite aboli divers décrets imposés par la puissance protectrice au temps de sa splendeur. Il est contraint à la démission et remplacé par Lamine Bey. Dernier venu dans la valse des résidents généraux, après le départ des forces germano-italiennes, le général Mast se méfie autant du Néo-Destour que du vieux Destour, dont la survie rend la scène politique tunisienne aussi compliquée que les divers réseaux de la France Libre. S’estimant menacé d’arrestation, Bourguiba quitte clandestinement la Tunisie pour l’Égypte. Il veut donner une dimension panarabe à la lutte pour l’indépendance. Juin ne se trompait pas : ce départ subreptice a été organisé par Mme Doolittle, l’épouse du consul américain à Tunis, nommé lui-même au Caire.
A l’aise avec Edgar Faure
Au bord du Nil, Bourguiba s’emploie à porter la «question tunisienne » dans les débats internationaux. Avec des amis algériens et tunisiens, il lance un concept promis à faire fortune, celui du « grand Maghreb arabe ». Son activisme finit par amener l’ambassade de France à lui demander de préciser sa position dans un rapport qui est transmis au Quai d’Orsay. C’est encore du Bourguiba, « compatissant », donneur de leçons et combatif: « II est logique qu’après son infortune momentanée, la France cherche à reprendre sa place au premier rang des grandes puissances. Malheureusement, les Français ne sont pas d’accord sur ce qu’il s’agit de faire […]. Ce que la Tunisie réclame, c’est un statut d’État souverain, lié à la France par un traité d’alliance qui garantisse à cette dernière ses intérêts stratégiques, économiques et culturels. « En principe, ce texte devait être publié par Le Progrès d’Egypte, mais, inquiète de ses répercussions possibles, la direction de ce journal francophone recula au dernier moment. Avec Bourguiba, la francophonie en verra d’autres.
Retour à Tunis en septembre 1949, voyages à Paris. Au début des années 1950, le chef du Néo-Destour découvre et aime les jeux subtils et bavards de la IVe République. C’est l’époque où Edgar Faure commence à parler de la « souveraineté beyiicale » pour ne pas dire « souveraineté tunisienn ». Bourguiba est à l’aise avec ce président du Conseil. Il confiera plus tard à Jean Lacouture qu’il se sentait un peu « réfrigéré » avec Mendès France, malgré toute la bonne volonté de celui-ci. Bien d’autres noms, presque oubliés dans la France d’aujour-d’hui, s’inscrivent pour toujours dans sa mémoire et dans celle de ses compagnons de combat. Trente ans plus tard, pour le journaliste français de passage à Tunis, ce sera toujours une surprise d’entendre ressortir ces noms comme s’il s’agissait de personnages familiers. Pinay, oui, je me souvenais ! mais entendre parler du radical Martineau-Deplat de mon enfance, cela produira sur moi un effet analogue à la madeleine de Proust.
En 1952, la jeune IVe a déjà le charme des régimes décadents. Elle en a aussi les réactions imprévisibles. En janvier, des troubles sont sévèrement reprimés. La Légion tire au cap Bon. Bourguiba est assigné à résidence dans un hôtel de Tabarka, la station balnéaire par laquelle commença l’expédition de Tunisie. Puis il est transféré à La Galite, une petite île déserte, à une centaine de kilomètres des côtes tunisiennes, entre Tabarka et Bizerte. Un mythe est né : le « Combattant suprême » à La Galite, c’est aussi fort que Napoléon à Sainte-Hélène pour les Français.
Pierre Mendès France, énième président du Conseil, l’en sort en juillet 1954 pour le faire installer au château de La Ferté à Amilly, dans le Loiret. Quelques jours plus tôt il s’est rendu à Tunis et y a été reçu par le bey qu’il a prié de former un nouveau gouvernement tunisien chargé de négocier avec la France « des conventions permettant l’exercice interne de la souveraineté ». Le journal La Presse, d’Henry Smadja[5], fort lu par les Européens, a publié dans une édition spéciale le discours très respectueux que Mendès a prononcé devant son hôte : « C’est un ami qui vient vous voir, ami de Votre Altesse et ami de votre pays. » En quelques semaines, Bourguiba devient un interlocuteur privilégié dans les négociations entre les deux « pays ».
1955 : la chevauchée triomphale
Grâce aux leçons d’équitation prises au château de La Perte, le « Combattant suprême « monte un cheval blanc pour son entrée triomphale dans Tunis, sitôt débarqué du Ville d’Alger, le 1er juin 1955. Le cavalier et sa monture, immortalisés dans le bronze, se dresseront jusqu’au « coup d’État médical » de 1987 au bas de l’avenue qui porte encore son nom au centre de Tunis, après s’être appelée avenue Jules-Ferry. Jean Rous, qui raccompagnait à bord du Ville d’Alger, avec d’autres amis français et des journalistes, présentera ce retour comme « une tragédie méditerranéenne, bien réglée par un metteur en scène de talent ». Rien n’y a manqué, pas même l’envoi d’une gerbe de fleurs au commandant du fort Saint-Nicolas de Marseille, pour dépôt devant le monument aux morts, ce fort Saint-Nicolas de la première détention en France, devant lequel passa le Ville d’Alger en route vers La Goulette !
Le bey avait envoyé ses trois fils et sa fille Aïcha pour accueillir l’illustre arrivant au pied de la passerelle, avec quelques Français libéraux. Cette attention ne l’empêche pas d’être évincé deux ans plus tard. La Tunisie, dont Paris a reconnu l’indépendance en mai 1956, devient, en juillet 1957, une république présidée par Bourguiba. Dès 1954, la France savait qu’il serait son seul interlocuteur crédible puis son seul partenaire durable. Cette année-là, René Julliard publie La Tunisie et la France. Vingt-cinq ans de lutte pour une coopération libre, sélection de ses articles dans L’Action tunisienne. L’introduction est signée par « la délégation du Néo-Destour en France », qui exprime sa volonté de faire ainsi connaître l’auteur « sous son véritable jour ». Le « prière d’insérer » envoyé à la presse insiste : « Bourguiba ennemi de la France ? C’est une égende que ses adversaires ont voulu imposer .» En 1956, le même éditeur publie une véritable hagiographie : Bourguiba et la naissance d’une nation. Elle est l’oeuvre de Félix Garas, un proche du général Catroux, membre du libéral Comité France-Maghreb. « Dans ce combat de toute une vie, proclame la quatrième de couverture, Bourguiba sut garder une élégance de manières qui lui permit de ne jamais compromettre définitivement l’avenir. » Désormais, le « Combattant suprême » est intouchable pour la gauche française. Même quand il fera assassiner Salah ben Youssef, son principal rival, en 1961 à l’hôtel Royal de Francfort, bien peu s’en émouvront. Il est vrai que le champion de l’arabo-islamisme aurait tenté par deux fois de l’éliminer physiquement.
Pas de grandes amitiés sans brouilles spectaculaires, cependant. En rivalité avec Mohammed V pour le leadership du Maghreb le chef du jeune État tunisien se doit d’aider le FLN algérien. Sa préférence va à Ferhat Abbas. En 1956, il l’invite à s’installer à Tunis dans l’espoir de le soustraire à l’influence du Caire. Plus de 2000 Algériens armés sont stationnés dans des camps en Tunisie, à proximité de la frontière. L’armée française a dû construire un barrage électrifié, la « ligne Morice », pour limiter les incursions. Les obusiers algériens la canardent depuis l’ancien protectorat… où restent stationnées des unités françaises impuissantes. Des armes en provenance de la Libye sont débarquées au cap Bon et acheminées par des camions de la garde nationale tunisienne. Les blessés des katibas algériennes sont soignés dans les hôpitaux de Tunis au vu et au su de tout le monde. De quoi pousser Paris à la faute. Le 8 février 1958, l’aviation française bombarde le village frontalier de Sakhiet-Sidi-Youssef, tuant femmes et enfants. Bourguiba bloque les installations militaires françaises, en appelle aux Américains pour internationaliser le conflit algérien. Ces événements contribuent à la chute de la IVe République.
Le 2 juin 1958, dès son arrivée au pouvoir, de Gaulle adresse ce message au président tunisien : « Je m’empresse de vous exprimer mon intention de régler avec vous, si vous en êtes d’accord, les difficultés actuelles entre nos deux pays et les conditions de leurs rapports dans l’avenir. » Laborieuses négociations pour régler l’«incident ». Au passage, Bourguiba demande une rectification de frontière qui lui donnerait le contrôle de certaines zones pétrolifères après l’indépendance de l’Algérie. Le Général refuse, mais il s’engage à ouvrir le dossier de la base aéronavale de Bizerte dans un délai « de l’ordre d’une année ». Alors que la force atomique expérimentée au Sahara semble de nature à modifier toutes les données stratégiques, même un homme comme de Gaulle paraît prisonnier du mythe des « basse ». Bizerte fait pendant à un autre « fleuron »: Mers-el-Kébir, près d’Oran, qui restera momentanément sous contrôle français après les accords d’Évian. Non seulement le gouvernement français ne paraît pas pressé de tenir sa promesse de négociation, mais voilà que l’amiral Amman, commandant de Bizerte, fait prolonger une piste d’atterrissage, comme pour s’y incruster. Au trompeur « pays du sourire et du jasmin », Bourguiba peut avoir des réactions de grand nerveux. En juillet 1961, il demande à son armée d’encercler la base. Des manifestants pénètrent dans l’enceinte du camp retranché. Sur ordre immédiat de l’Élysée, les parachutistes français dégagent les lieux en tirant. Au moins 200 morts tunisiens. Plus encore que Sakhiet Sidi-Youssef, Bizerte devient un des lieux maudits de l’histoire franco-maghrébine. Finalement la base sera évacuée en octobre 1963. Entre temps, la moitié des 180000 Français encore présents en Tunisie auront préférée quitter le pays.
Un rôle modérateur auprès de certains Algériens au moment des ultimes négociations, puis l’occidentalisation de la société tunisienne, l’émancipation de la femme, la mise en place d’un reseau scolaire moderne, largement ouvert à la francophonie : tout cela, au crédit de Bourguiba, fera oublier son ressentiment à de Gaulle. On peut penser que, dans ses mémoires, plus aucune obligation diplomatique ne l’obligeait à présenter le « Combattant suprême » comme « un chef d’État dont l’envergure et l’ambition dépassent la dimension de son pays ». Cependant, les Français resteront divisés sur le personnage. Les importants, ceux qui le rencontreront et subiront son charme, accumuleront les compliments. Jean Daniel se dira sensible à sa fragilité, à son côté « Charlie Chaplin », tout en notant que « déjà, il parlait de lui à la troisième personne ». Plus tard, dans Soleils d’hiver[6], le directeur du Nouvel Observateur écrira qu’اil n’avait aucune des attitudes paranoïaques qui reflètent d’ordinaire F aliénation des colonisés ». Les gens ordinaires, ceux qui ne le virent jamais qu’aux « actualités », s’agaceront de ses poses de tribun « à la Mussolini ». Simples visiteurs d’un pays largement ouvert au tourisme, ils remarqueront la prolifération des statues à sa gloire dans toutes les villes et ne craindront pas, eux, de parler de « culte de la personnalité ». Au rieur pays du Club Méditerranée, ils voient un journal télévisé que l’opposition tunisienne n’hésite pas à qualifier de « nord-coréen » parce qu’il est entièrement consacré aux audiences du « leader Bourguiba ».
Le fantôme du musée Rodin
Une double crise cardiaque en 1967, une grave hépatite virale en 1968 rappellent le « Combattant suprême », alors au faîte de sa renommée, à l’humaine condition. Il conserve assez de discernement pour mettre un terme à l’expérience socialiste d’Ahmed ben Salah. Mais l’explosion démographique, le chômage des jeunes, un développement économique mal adapté à révolution mondiale constituent des problèmes que ne peut résoudre la seule magie du verbe. Nommé « président à vie » en 1975, Bourguiba organise avec sadisme la valse des Premiers ministres répudiés pour un oui ou pour un non. En principe, l’homme qui occupera cette fonction à sa mort sera de facto son successeur à la tête de l’Etat. Cela doit se mériter ! La vie politique tunisienne est entièrement suspendue aux foucades, aux engouements et aux coups de colère présidentiels. Les véritables événements sont la montée en grâce de tel ou tel familier, de telle ou telle familière du palais de Carthage. Finalement épousée, Mathilde Lorrain a été répudiée au profit de la Tunisienne Wassila ben Ainar en 1962. Un divorce sanctionne cette seconde épouse, au langage trop franc.
Le Premier ministre Mohammed Mzali ne survit que dix-sept mois aux « émeutes du pain » de janvier 1984, provoquées par une décision présidentielle dont il ne partage pas la responsabilité. Ses tentatives d’ouverture démocratique sont abandonnées par Rachid Sfar, qui préfère s’atteler aux problèmes économiques avec quelques ministres compétents. Dans cette valse-hésitation, l’ambassade de France en Tunisie ne sait plus à quel saint se vouer. Les ministres venus de Paris évitent de « se compromettre » avec des homologues à l’avenir incertain. Ce qu’ils souhaitent, c’est être reçus au palais de Carthage par un président diminué mais légendaire, un « monument » de l’histoire franco-maghrébine. Ultime revanche du colonisé et du proscrit, certains sont prêts à des bassesses pour cette faveur !
Bizarrement, avec l’âge, Bourguiba, si dur à l’égard de ses compatriotes (il veut faire pendre des islamistes auxquels la Cour de sûreté a épargné la peine capitale, il lui arrive de souffleter un ministre), devient fort conciliant avec une France dont il a de plus en plus la nostalgie. Les visites privées à Paris se multiplient, pour des soins médicaux et pour le plaisir. Parfois, les promeneurs matinaux du jardin du musée Rodin, proche de l’ambassade de Tunisie, dans le VIIe arrondissement, croisent une silhouette quelque peu fantomatique cheminant à tout petits pas sous un ciel d’hiver. C’est Bourguiba, plus emmitouflé que jamais, car il fut toujours frileux, en pèlerinage sur les lieux de sa jeunesse. Il reçoit encore de hautes personnalités françaises, auxquelles il récite des poèmes avecla mémoire sélective de la vieillesse. On raconte ses saillies, on évoque ses moments de lucidité, mais personne, en France comme en Tunisie, ne veut dire l’indicible: le « Combattant suprême », le grand carnassier politique, n’est plus en mesure d’assumer sa charge.
Le 2 novembre 1986, il est applaudi par une assistance triée sur le volet quand, d’une main tremblotante, il vient déposer son bulletin dans le bureau de vote de la mairie de Carthage pour des élections législatives. J’assiste à l’événement avec Michel Deuré, correspondant permanent du Monde à Tunis. Soutenant l’illustre vieillard par le bras, un ministre le conduit jusqu’à nous. Les Tunisiens sont de remarquables manipulateurs de vanités journalistiques. Dans l’esprit des témoins de la scène, tenus à distance respectueuse, cet aparté est une faveur insigne. Avec nous, Bourguiba a quelques paroles amicales mais passablement confuses pour un journal dont il continue à se faire faire la lecture quotidienne, quoique ses services ordonnent régulièrement sa saisie ou son interdiction tem poraire ! Il faut ensuite soulever et hisser dans sa Mercedes l’invalide dont les électeurs viennent en principe de ratifier la politique en n’élisant que des députés de son parti[7].
L’opposition se donne tout juste la peine de protester contre la fraude, tant il est évident que plus rien n’a de sens dans ce théâtre d’ombres. Pendant que les ordinateurs du ministère de l’Intérieur calculent les taux de participation officiels jusqu’à la deuxième décimale, une seule question occupe la classe politique: à quand l’insurrection islamiste ou le coup d’État militaire ? Cette dernière hypothèse est dans tous les esprits et cela depuis longtemps. Au milieu de la décennie, un soir que je dînais au Sahara Palace de l’oasis de Nefta, j’eus une forte émotion professionnelle quand ce qui aurait pu être un fameux scoop se répandit dans la salle à manger : Bourguiba, qui séjournait alors dans une suite de cet hôtel où il avait ses habitudes, venait d’être arrêté ! En fait, ce qu’un touriste avait pris pour une marche « mains en l’air » dans un couloir n’était qu’un exercice d’assouplissement de son cou, prescrit par les kinésithérapeutes, en compagnie des gardes du corps !
Le Premier ministre Ben Ali, un militaire, n’a pas l’intention de subir le sort de ses prédécesseurs, limogés sans égards. Dans l’ombre, il tisse son complot légal, et, lui, avec le soutien de l’armée, il en a les moyens. Le 7 novembre 1987, il met fin à un règne de trente-trois ans. Enfermé plusieurs mois dans la propriété du Momag, à quelques kilomètres de Tunis, Bourguiba est ensuite transféré dans sa ville natale de Monastir, où l’ancienne résidence du gouverneur a été aménagée pour lui. Le 2 avril 1989, une Mercedes – cela me rappelle quelque chose – le dépose devant le bureau de vote de la municipalité pour sa première sortie publique depuis sa destitution. Soutenu par son fils, « Habib Bourguiba junior », il déclare devant les caméras de télévision : « C’est un jour de fête. Ces élections se déroulent conformément à la loi, et moi qui ai été le premier président de la République tunisienne, je vais voter pour le président Ben Ali. » Pendant les années qui lui restaient à vivre, La Presse, le quotidien officieux, fit régulièrement état des visites « respectueuses » de Ben Ali à son prédécesseur. « C’est un jour heureux que vous soyez venu me voir, vous êtes mon fils », aurait dit le reclus, selon le numéro du 14 mai 1993.
Le nouveau régime faisait alors déboulonner les statues à sa gloire. Se doutait-il de la réalité? Comme bien d’autres journalistes, j’aurais aimé en avoir le coeur net. Bourguiba était toujours un sujet « vendeur » en France. Les autorités tunisiennes bloquèrent toutes les demandes d’ « audience » de la presse. C’était mieux ainsi. Finalement, celui qui avait si bien surmonté l’épreuve de l’incarcération pendant son combat nationaliste est mort dans la seule prison dont on n’échappe pas, celle du grand âge.
« Beymanie »
II y a une internationale des altesses royales comme il y eut une Internationale des prolétaires. En octobre 2001 à Paris, au pavillon Élysée-Lenôtre, plusieurs princesses – d’Orléans, de Bourbon-Sicile, de Prusse, de Yougoslavie – répondaient à une invitation d’Unité capétienne, association qui, « fi des querelles dynastiques », a pour objet de restaurer la mémoire de « l’auguste Maison capétienne » ayant régné neuf siècles sur la France. En compagnie de plusieurs personnalités moins titrées, il s’agissait d’écouter la conférence d’un confrère en monarchie : Fayçal Bey, arrière-petit-fils de Lamine- Bey, le dernier souverain à avoir porté le titre ottoman de « Possesseur du royaume de Tunisie », avant la proclamation de la République. Fayçal Bey parla surtout de la belle Safiyé, sa grand-mère, à laquelle il venait de consacrer un roman historique intitulé La Dernière Odalisque[8]. En compagnie du conférencier, l’on plongeait d’abord dans le monde des Circassiennes, ces jeunes femmes arrachées à leurs montagnes du Caucase pour venir peupler les harems stanbouliotes sous le nom poétique d’odalisques, avec, pour les plus belles, les plus intelligentes et les plus chanceuses, la possibilité de se faire une place dans une société aux coutumes déconcertantes. Offerte par Istanbul à l’épouse du bey, ancienne odalisque elle-même, Safiyé fut mariée par celle-ci au prince M’hamed, un des fils de Lamine Bey. Cette union arrangée se transforma en authentique histoire d’amour dans une Tunisie qui commençait à s’ouvrir au romantisme occidental.
Authentifié par des récits tunisiens, le « roman » de Fayçal Bey est aussi une plongée dans un monde qui nous semble aujourd’hui à des années-lumière mais qui existait encore pendant les dernières décennies du protectorat. Celui des intrigues du Bardo, palais où Henry Bordeaux avait noté la présence des « portraits des souverains d’Europe qui furent envoyés en cadeaux : un jeune Victor-Emmanuel II, un jeune Napoléon III », à une époque où Rome et Paris courtisaient les délégués tunisiens de la Sublime Porte. Celui où la Légion d’honneur s’échangeait contre la grande plaque du Nichan Iftikar. Celui où de vieilles filles françaises, institutrices des princes, croisaient dans le harem les derniers eunuques, achetés à l’Égypte. Un monde francisé mais où les grades militaires conservaient leurs intitulés ottomans, à commencer par celui de Mouchir (maréchal de l’armée turque) porté par le bey. Où la langue turque avait toujours cours pour la rituelle formule d’ouverture des cérémonies beyiicales : « Dieu était seul. Il plut à Sa Souveraineté universelle d’envoyer au monde Notre Seigneur le Prophète pour assurer le bonheur de Ses créatures. Tu es sur ce Trône le successeur du Prophète. Que ta vie soit longue et que tes années restent toujours glorieuses! »
En fait, les règnes, sinon les vies, des beys furent généralement courts, vu l’âge avancé auquel ils montaient sur le trône. Calqué sur la tradition ottomane, le système de succession était celui dit de « primogéniture » : le prince le plus âgé – généralement son cousin germain – succédait au bey défunt, et non le fils de celui-ci. La France « respecta » cet usage quand, le 14 mai 1943, elle déposa Moncef Bey, en l’accusant de sympathie pour l’occupant allemand de la Tunisie, et le remplaça par Lamine Bey, jugé plus docile[9]. Ce parrainage nuisit à Lamine Ier au moment de l’indépendance, quand Bourguiba entreprit de faire abolir la monarchie. Lui, le bey qui avait connu la splendeur des nombreux palais de la dynastie husseïnite, il expira en 1962 dans le deux-pièces tunisois où il s’était retiré après un bref emprisonnement. En racontant cette triste fin de règne, Fayçal Bey n’est pas tendre pour Bourguiba présenté comme un ingrat et un arriviste à la « mâchoire prognathe », un intrigant ayant su « capter à son profit la popularité d’un roi martyr » (Moncef Bey).
En soi, il ne pouvait pas déplaire au président Ben Ali que la légende de son prédécesseur en prenne un coup. C’est pourquoi la vente de La Dernière Odalisque, ce récit plein de nostalgie pour le « beyiicisme », fut autorisée dans la Tunisie républicaine où il fit fureur. Bourguiba avait favorisé tout ce qui pouvait désacraliser l’époque beyiicale. Un des palais de la dynastie était devenu une vulgaire discothèque à l’enseigne du Bey’s Palladium. Par petites touches, car l’entreprise est à double tranchant, la réhabilitation des souverains déchus se poursuit, à la faveur d’une véritable « beymanie » dans la bourgeoisie locale. A vrai dire, cela a commencé du vivant de Bourguiba. Sans pouvoir s’y opposer, son entourage avait mal pris la publication d’un livre à la gloire de Moncef Bey, écrit par un Tunisien, le professeur Saïd Mestiri, gendre de Mhamed Chenik, Premier ministre « progressiste » de l’avant-dernier souverain. « Aux palais des Républiques bourgeoises, quels que soient la richesse du décorum et le mimétisme des servants, il manquera toujours la patine nue confère la tradition », affirmait l’impertinent[10].
Plusieurs ambassadeurs arabes avaient été invités à la session du 25 juillet 1957, au cours de laquelle l’Assemblée constituante tunisienne abolit la monarchie dans la grande salle du Trône du palais du Bardo. « Rappelé » à Rabat, celui du Maroc brillait par son absence. Celui du royaume de Libye quitta ostensiblement la salle. Sur le conseil des Américains, celui du royaume d’Irak était présent. On sait ce qu’il advint bientôt dans ces deux derniers pays. Ce n’est rien enlever aux mérites de Bourguiba que de se demander où en serait aujourd’hui la Tunisie s’il s’était contenté d’être un brillant Premier ministre. Le cas du Maroc donne à penser que, dans un certain contexte, la monarchie peut concourir à renforcer l’identité nationale de peuples fraîchement indépendants.
[1] Jean Lacouture, Cinq Hommes et la France, op. cit.
[2] Gallimard, 1939.
[3] Généralement occulté en Tunisie, cet épisode est longuement évoqué par Ali El-Ganari dans Bourguiba, le Combattant suprême, op. cit. Ce livre contient des confidences de Bourguiba à Fauteur, fils d’un des principaux acteurs de la lutte pour l’indépendance.
[4] Ce dialogue et le commentaire qu’il inspirera à Bourguiba figurent dans le livre d’Ali El-ganari
[5] Après son repli en France, Smadja achètera Combat, qui deviendra Le Quotidien de Paris sous la direction de Philippe Tesson. Ces deux titres furent les pépinières de deux générations de journalistes.
[6] Soleils d’hiver. Carnets, 1998-2000, Grasset, 2000.
[7] Cet épisode et quelques autres de ce chapitre sont repris de ma nécrologie de Bourguiba publiée dans Le Monde du 8 avril 2000.
[8] Stock, 2001.
[9] Moncef Bey fut d’abord transféré dans le Sud algérien, puis exilé à Pau où il mourut en 1948.
[10] Saïd Mestiri, Moncef Bey, Arcs Éditions (Tunis), 1988.
Laisser un commentaire