Lettre à mes amis français – 1956

Lettre à mes amis français

Dans ce texte, publié le 16 novembre 1956, le leader tunisien Habib Bourguiba explique sa déception vis-à-vis de la France et de sa politique algérienne. Un document qui révèle aussi ses attentes – toujours d’actualité.

Lundi dernier a été proclamée solennellement l’admission, à l’Organisation des Nations unies, de la Tunisie indépendante. Pour nous autres Tunisiens, cet événement, qui consacre aux yeux du monde notre souveraineté, est considérable. Nous aurions voulu pouvoir nous en réjouir pleinement et associer à notre joie tous ceux qui, en France, nous ont aidés dans notre longue lutte pour accéder à l’indépendance. Or il semble que cela soit impossible et c’est pourquoi, avant de partir pour les Etats-Unis, je veux m’adresser à vous. 

C’est pour une part grâce à la France que nous sommes devenus un peuple majeur. C’est la France qui a appuyé notre demande d’admission dans la grande organisation internationale des nations du monde. Et, cependant, le premier vote de la Tunisie indépendante va être un vote hostile à la France. Il s’agit, vous le savez, de l’inscription, à l’ordre du jour de l’actuelle session à l’ONU, de la question algérienne. 

Je ne m’étendrai pas longuement sur des faits désormais connus de tous. A l’époque même où il n’était question que de l’autonomie interne de la Tunisie, c’est-à-dire à l’époque où Sa Majesté le sultan Mohammed V était encore à Madagascar et où l’insurrection algérienne était à peine commencée, j’ai été le premier à prévenir mes interlocuteurs français les plus différents des difficultés que la France allait avoir en Algérie. Je les ai adjurés de trouver rapidement une solution qui permette une évolution confiante vers une indépendance inscrite dans les faits. Certains d’entre vous ont peut-être le souvenir de mes craintes : à ce moment, on les jugeait prématurées. Pour moi, qui avais connu dans la lutte tous les leaders du nationalisme algérien, qui était persuadé de l’unité nord-africaine et de l’impossibilité de séparer, autrement que par des étapes, les pays d’Afrique du Nord, j’avais la conviction profonde que la révolution tunisienne entraînerait toutes les autres et que la France ne pouvait pas refuser ici ce qu’elle accordait là. 

Tout le monde me répondait alors par le fameux slogan : l’Algérie, c’est la France et, je peux bien le dire, ce qui me surprenait le plus, c’est que ceux qui me faisaient cette réponse étaient de bonne foi. Aujourd’hui personne ne le dit plus, au moins avec sincérité. Cette évolution, en d’autres temps, aurait pu permettre un certain optimisme. Elle aurait pu inciter les Algériens à la lutte pacifique, légale, et à l’espérance dans la sagesse du peuple français. Mais, aujourd’hui, la juste impatience des Algériens est telle, les erreurs françaises se sont tellement accumulées, qu’il est vain de prétendre régler le conflit algérien par des demi-mesures, d’ailleurs pleines d’arrière-pensées et de calculs. 

Depuis plus de dix-huit mois que je parle de l’Algérie et des problèmes qu’elle pose, non seulement pour nos frères algériens et nos amis français, mais aussi pour la Tunisie et le Maroc, j’ai entendu, de la part des plus hautes personnalités politiques françaises, tous les arguments possibles et imaginables. Tantôt, on me disait que l’opinion française, habituée depuis plus d’un siècle à considérer l’Algérie comme partie intégrante du territoire français, ne pourrait jamais consentir à un tel abandon ; tantôt on me disait que les nationalistes algériens, plus militaires que politiques, n’étaient pas organisés comme le Néo-Destour ou n’avaient pas à leur tête une autorité morale comme Sa Majesté Mohammed V et que, par conséquent, il était difficile, sinon impossible, d’aligner sur la Tunisie et le Maroc la politique algérienne. Mais ce que je remarquais de plus frappant, dans tous ces arguments, c’est que les Français qui me les servaient prévoyaient, eux, que l’Algérie serait un jour indépendante. Ils se demandaient comment le faire accepter par leur opinion et leur Parlement : ils se demandaient comment ils pourraient s’entendre avec les chefs algériens ; mais ils savaient qu’il leur faudrait en arriver là. Des hommes d’Etat français dont le nom surprendrait l’opinion française m’ont tenu ce langage : ils sont loin d’être tous à gauche ; ils n’ont pas la réputation d’être anticolonialistes. En un sens, c’était assez réconfortant. 

En fait, il s’agissait de questions formelles, de détails somme toute secondaires et qui concernaient la manière de ne pas porter atteinte à la conception que se font certains du prestige français. 

Aussi, je me suis dit que la façon la plus certaine d’aider alors nos frères algériens, c’était de faire de la Tunisie une expérience test, un pays pilote, un précédent éclatant enfin, qui permettrait de laisser la France trouver seule – et à la lumière de l’exemple tunisien – les voies les plus rapides d’une solution algérienne. 

Faire de la Tunisie une expérience test, un pays pilote, un précédent éclatant 

J’ai eu raison de le penser puisqu’il est public aujourd’hui que des émissaires de M. Guy Mollet ont rencontré au Caire, à Brioni et à Rome les leaders du Front de libération nationale. Mais, pendant ce temps-là, la France continuerait à faire la guerre en Algérie, une guerre qui raidissait nos frères algériens, réveillait en France des instincts impérialistes et donnait à certains militaires des rêves de reconquête de la Tunisie et du Maroc. L’impasse ne devait pas tarder à apparaître. On ne peut pas faire en Afrique du Nord deux politiques contradictoires. Au lieu d’étendre la paix dans tous les Maghreb, la France, peu à peu, a étendu le conflit et a tué la confiance qui pouvait donner un contenu à l’interdépendance franco-tunisienne. Les événements allèrent de mal en pis, mais cependant nous nous raccrochions malgré tout à certaines espérances, justifiées par des confidences de hauts fonctionnaires français, d’un règlement du problème nord-africain. 

Ces espérances ne se réalisant pas, la France ne trouvant pas d’autre solution que la guerre en Algérie, nous avons alors décidé de profiter de la conférence de Tunis et du voyage du sultan Mohammed V dans notre pays pour rechercher avec nos camarades algériens les conditions du rétablissement de la paix, et de la refonte de l’ensemble des relations franco-nord-africaines. Sur de nouvelles bases. 

Nous en avions assez que l’on nous réponde chaque fois que les chefs du FLN étaient divisés, sans maturité politique et sans réalisme. Nous voulions l’éprouver nous-mêmes, et être à même de dire à la France : voici le terrain préparé pour une solution franco-nord-africaine qui garantit les intérêts de la France comme ceux de l’importante minorité européenne d’Algérie. La suite, vous la connaissez, c’est le rapt de Ben Bella et de ses compagnons : un petit exploit policier et une grande faute politique. On a assez vanté en France même le bourguibisme pour que je puisse vous dire que la France n’a pas été très bourguibiste dans cette affaire : elle a remplacé l’esprit de compromis par le recours à la force, c’est-à-dire le tout ou rien. Au lieu d’être présente à Tunis, elle a suscité contre elle une unité vindicative. 

En tout cas, par cet acte, les Français donnaient la preuve que ce qu’ils désiraient n’était ni convaincre leur propre opinion publique, ni avoir affaire à des partenaires sincères qui leur facilitent une solution, mais bien continuer à faire en sorte que l’Algérie reste la France. Or, d’une part, cela n’est pas possible ; d’autre part, nous ne l’accepterons pas. Il n’y aura pas d’interdépendance véritable franco-tunisienne si l’on ressuscite le vieux slogan de l’Algérie française. Les Algériens se battront et les Tunisiens ne pourront pas ne pas les aider de leur mieux. 

Il y a une autre question qui empoisonne l’opinion publique française à l’heure actuelle : on agite devant elle, et pour l’exciter, les spectres du panarabisme et du panislamisme. Tout ce que je puis dire sur l’expédition d’Egypte [le raid franco-britannique du 31 octobre 1956 sur Suez] est qu’elle n’est pas faite pour diminuer la force de ces courants qui inspirent à l’Europe une peur et une répulsion si grandes. Je n’entends pas discuter des bienfaits du panarabisme et du panislamisme, mais quelque rétrogrades que ces deux mouvements puissent paraître aux ignorants, je leur demande de réfléchir sur les événements de Hongrie [le soulèvement de Budapest contre les Soviétiques en octobre 1956] et de convenir que remplacer le panarabisme par l’impérialisme soviétique, c’est jouer avec un feu qui tôt ou tard les dévorera tous. 

Le plus clair résultat de cette campagne d’Egypte – imaginée pour faire s’effondrer l’arabisme – a été de renforcer dans le Proche-Orient l’influence de la Russie communiste, dont l’intervention passe, là-bas au moins, pour avoir stoppé la coalition franco-anglaise. 

J’ai dit ailleurs ce que je pensais des vrais motifs de l’intervention soviétique. Mais on ne peut pas demander aux Egyptiens de choisir leurs défenseurs. 

Le vote de la Tunisie indépendante sera donc hostile à la France, mais on se tromperait lourdement en croyant que cette hostilité sera par nous manifestée avec gaieté de coeur. Pour ma part, j’aurais bien voulu que la vocation tunisienne de trait d’union entre l’Occident et l’Orient soit symbolisée par un premier vote du nouvel Etat tunisien souverain et indépendant en faveur de la France. Puisque cela est impossible, je ne veux pas – ce serait la première fois de ma vie – désespérer de la sagesse du peuple comme du gouvernement français. Le jour viendra peut-être, si le gouvernement de la République française s’y prend à temps, où les défenseurs de la vraie civilisation française dans les instances internationales seront les chefs de la confédération franco-nord-africaine. 

 

Les dates clefs

1934 Naissance du parti nationaliste du Néo-Destour, dirigé par Habib Bourguiba.
1937-1938 Des émeutes populaires entraînent l’arrestation des dirigeants nationalistes ; l’état d’urgence est proclamé et les libertés supprimées.
8 avril 1938 Appel du Néo-Destour à une grève générale.
9 avril 1938 Etat de siège proclamé à Tunis. Heurts sanglants qui font 22 morts et 150 blessés.
10 avril 1938 Habib Bourguiba est arrêté pour complot contre la sûreté de l’Etat.
12 avril 1938 Dissolution du Néo-Destour.
1943 Le régime de Vichy livre Bourguiba à l’Italie de Mussolini, qui espère ainsi affaiblir la France Libre en Afrique du Nord. Bourguiba refuse et soutient les troupes alliées.
11 mai 1943 Après plusieurs mois de combat, les troupes du IIIe Reich capitulent au cap Bon, quatre jours après l’arrivée des troupes alliées à Tunis.
1950 Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, évoque l’indépendance de la Tunisie en plusieurs étapes.
8 février 1951 Détente et accords permettant une première étape vers l’autonomie interne.
Mai 1952 Attaques à la bombe sur les édifices symbolisant le protectorat.
31 juillet 1954 Discours de Carthage. Accompagné du maréchal Juin, Pierre Mendès France reconnaît l’autonomie interne de la Tunisie.
3 juin 1955 Signature à Paris des conventions qui rendent aux Tunisiens la gestion de leurs affaires intérieures.
20 mars 1956 Abrogation du traité du Bardo de 1881. Indépendance de la Tunisie. 

 

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