Mohamed Charfi : Mon combat pour les lumières (Edition Zellig – 2009)

…J’ai lu un bon nombre de livres et articles de base, œuvres des fondateurs, Marx, Engels, Lénine, Trostski, et autres ouvrages sur leur pensée et sur l’histoire de la révolution russe. Pensées et histoire étudiées aussi bien sous l’angle gauchiste (Mandel, Issac Deutscher…) que sous l’angle opposé. Je découvre alors que, loin être un démocrate, Trostki avait dirigé l’armée rouge d’une main de fer, ne reculant devant aucun moyen ; que Lénine avait de son côté installé méthodiquement un régime autoritaire éliminant successivement ceux qu’il appelait les « bourgeois », plus les socialistes révolutionnaires et enfin les mencheviques : et que Staline n’avait fait par la suite que pousser cette logique à son extrême en aggravant considérablement ses effets…

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…Pour éviter en même temps la dictature et la bureautique, j’ai pensé que l’expérience yougoslave dirigée à l’époque par Tito était particulièrement prometteuse. Le système d’autogestion semblait exclure toute dictature bureautique et concilier ainsi socialisme et démocratie. Il me faudra une bonne dizaine d’années pour déchanter complètement et adhérer tout simplement à la social-démocratie. La libre entreprise et l’économie de marché sont les seuls modes de production efficaces. Dès l’échec de l’expérience des coopératives menée par Ben Salah en Tunisie, je suis arrivé à la conclusion que les faits sont têtus, que l’intérêt individuel est un moteur de l’action, et qu’il faut en faire un facteur d’amélioration de la production en qualité et en quantité…

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…Notre consensus a duré jusqu’au jour où un militant trostiskiste de vieille date, Gilbert Naccache, avait une grande influence sur l’un de ses dirigeants, Noureddine Ben Khader, nous pose le problème de l’«entrisme». C’est-à-dire, selon cette thèse, la nécessité ou l’intérêt de taire nos convictions et de chercher à entrer au parti destourien pour le noyauter ( ?). C’est une vieille méthode trostskiste. Elle a eu des adeptes dans nos rangs.

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…Les Etats égyptiens, syriens et algériens de l’époque et plusieurs partis politiques étrangers considéraient que nous étions l’espoir de la Tunisie. Les Propositions que nous avons toujours déclinées, sauf lorsque nous avons accepté de faire acheminer de Paris à Tunis par la valise diplomatique syrienne les colis d’exemplaires imprimés de Perspectives, les envois par la poste devenant de plus en plus difficiles et risqués.

…L’Etat baâthiste de l’époque regardait notre groupe avec une grande estime… Le ministre des Affaires étrangères syrien d’alors disait que cette aide le seul intérêt du maintien d’une ambassade de Syrie à Tunis. A l’époque, les régimes dits «révolutionnaires» considéraient le régime tunisien comme pro-impérialiste. L’Etat égyptien était aussi engagé en notre faveur, cependant d’une façon moins nette…

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…Lorsque, au milieu de l’année 1967, l’ambassade de Chine nous adresse une invitation pour que deux de nos soient reçus à Pékin et promenés dans les provinces chinoises pendant un mois, la direction me désigne avec Noureddine pour faire le voyage. Evidement, je décline l’offre, la révolution maoïste ne m’intéressait pas, puisqu’elle représentait tout le contraire de ce que j’ai toujours pensé…

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…Des mon retour de Paris, fin décembre 1967, je trouve le groupe radicalement transformé. On dirait que, sans consulter personne, par une sorte de putsch, on a procédé à une réorientation, une réorganisation et une restructuration qui ont tout changé dans le groupe, aussi bien dans la direction, que dans les idées. Les nouveaux slogans correspondent à un changement radical  d’idéologie, d’analyse et de stratégie. L’ancienne direction de cinq membres (dont moi), a disparu. Elle a laissé place à une direction désormais réduite à trois membres seulement. L’ancien dirigeant trotskiste, Naccache, est recruté et parachuté directement membre du comité directeur…

…Des jeunes que je ne connais pas jouent aux «gardes rouges» au sein du groupe. Tel militant, pourtant connu pour son sérieux et son dévouement, pour avoir osé exprimer son désaccord est «visité» par ces «gardes» qui l’insultent parce qu’il s’est «embourgeoisé»…

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…Par ailleurs, j’apprends que des cadres intermédiaires du groupe, influents dans la nouvelle direction, multiplient les visites à l’ambassade de Chine. La littérature de la Révolution culturelle circule dans les rangs du groupe, l’endoctrinement est avancé…

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…Je rédige un texte de démission longuement motivé où je reproche à la direction d’avoir dévié dangereusement de la ligne adoptée par le groupe depuis sa création cinq ans auparavant, ligne qu’il n’a cessé de clarifier et de consolider, et j’accuse la direction de mener le groupe à son isolement, puis à sa perte…

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…Pendant les semaines qui ont suivi, l’agitation à l’université et dans la rue a été poussée à un niveau qu’elle n’avait jamais atteint et que le régime n’allait certainement pas tolérer. Des tracts incendiaires sont distribués. Des graffitis de même style sur les murs, des manifestations de rue, des grèves à l’université. Naccache, l’ancien communiste, puis trotskiste, devenu entriste, avant de se convertir au maoïsme et d’être bombardé un des trois chefs, le doctrinaire, de Perspectives, disait à qui voulait l’entendre que la Tunisie vivait la période de février-octobre 1917 à Saint Pétersbourg. Chadly Ayari, recteur de l’université «la révolution était en train de se dérouler» était «le Kerenski de Tunis». On allait «passer de révolution bourgeoise de février à la prolétarienne d’octobre»…

Avec des sympathisants, chauffés à blanc… et pas un ouvrier, pas un paysan, pas un chômeur et pas un militant à l’intérieur de la Tunisie, en dehors de la capitale… ! Une myopie politique à peine imaginable. Ma prévision que, avec cette direction et cette ligne politique, le groupe allait immanquablement à son isolement et à sa perte s’est malheureusement réalisée beaucoup plus tôt que je ne l’avais prévu. Une déviation absurde a tué le groupe. Désormais, «Perspectives» n’existe plus…

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 …Au cours des années qui ont suivi le procès de 1968, les maoïstes se sont divisés en groupuscules de plus en plus gauchistes et insignifiants. L’échec patent du modèle, la Révolution culturelle chinoise qui s’est terminée par le procès de ses chefs dont la veuve de Mao, a provoqué le désarroi chez les jeunes qui s’étaient laissé abuser. Certains, déçus, ont tout abandonné ; d’autres se sont accrochés à des doctrines de substitution. Le survivant de ces miettes est de POCT (Parti ouvrier communiste tunisien) actuel qui, après s’être accroché au communisme «pur et dur d’Enver Hodja» et au supposé «paradis albanais», semble avoir perdu ses illusions et adopte maintenant une ligne qui, tout en restant marxiste et communiste, est tout le même beaucoup plus raisonnable que ne l’était la direction de Perspectives en 1968…

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…Le 20 mars 1968, dès le début de la vague de répression, mon ami Ahmed Smaoui m’avertit par téléphone que je ne dois pas quitter la maison, car la police parallèle (milice créée par le parti destourien) est en train de sévir dans la ville et je figure en bonne place sur la liste des militants à arrêter.

…Citons l’enlèvement du militant communiste Habib Attia, un des premiers universitaires tunisiens, lâchement torturé avant d’être libéré, et l’enlèvement du chirurgien de grande renommée Zouheir Essafi, parce qu’il était connu par ses positions libérales publiques. Il avait en outre fait partie du comité Vietnam déjà évoqué, en tant que vice-président. Dès son enlèvement, il a été cagoulé, puis jeté dans une cave où il est resté plusieurs heures avant d’être libéré.

J’ai appris par la suite au cours de mon interrogatoire que, de toute façon, la milice n’allait pas pouvoir m’arrêter, car, dans le cadre de la guerre qui opposait la direction de la Sûreté au parti (ou, pour appeler les choses par leur nom, Tahar Belkhoja à Mohamed Sayah), la police officielle surveillait mon domicile et avait ordre de m’arrêter si la police parallèle tentait de s’emparer de moi. Je ne m’étais pas rendu compte de cette surveillance car elle était discrète…

…Ma femme a été maltraitée pendant cinq jours parce qu’elle ne voulait pas confirmer qu’elle avait tapé certains tracts. Ils étaient relatifs aux événements des trois derniers mois, au cours desquels nous étions incontestablement coupés de l’ensemble du groupe. Quand la police l’a compris et a été amenée à orienter ses investigations dans une autre direction, Mohamed Ali Gasri, le directeur général de la Sûreté de l’Etat, a tenu à présenter ses excuses personnelles à mon épouse, ajoutant que le reproche majeur qu’il nous ferait, à elle et à moi, est que nous ne savions pas choisir nos amis. Il a précisé que la police l’avait accusée d’avoir tapé ces tracts sur la base d’une dénonciation d’un ancien ami, membre éminent du groupe, qui voulait à la fois protéger sa femme et nous enfoncer…

Pendant les premiers jours de mon interrogatoire, la police me demande de confirmer ce qui me concerne et d’expliquer ma démission. Je pense que, sincèrement, ceux qui m’interrogeaient auraient voulu éviter d’utiliser la violence avec moi. Leur discours a été répété, sous différentes formes, de plus en plus menaçant, pensant sept jours…

Pages 103-104

…Le onzième jour, de bon matin, on me demande de ramasser mes affaires car, je vais quitter la prison ; et on me ramène au ministère de l’Intérieur. Je passe toute la journée à attendre dans un bureau gardé par un policier en uniforme. Toutes les heures a peu près, un inspecteur passe pour me dire, souriant et décontracté, que je vais être libéré. A la fin de la journée, deux officiers aux visages renfrognés viennent pour me ramener à la prison…

Seule une douzaine, la direction et les éléments les plus actifs, est toujours arrêtée. Selon la police, je devais être libéré, mes les hautes autorités ont décidé de me maintenir en prison. Règlements de comptes de bas niveau ? Vieilles rancunes accumulées depuis l’UGTT ?

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…Au bout d’une semaine, on m’a transféré dans une cellule normale. Trois jours après, comme j’avais des problèmes digestifs, le médecin, a ordonné mon transfert à l’infirmerie. J’étais isolé, la cellule était exiguë, je n’avais qu’un quart d’heure par jour de promenade solitaire dans la cour. Mais ces conditions étaient nettement plus acceptables car la cellule de l’infirmerie était plus large, j’avais dorénavant un lit et, suprême confort, des toilettes individuelles. De plus, on m’a autorisé à recevoir une fois par semaine du courrier, du linge propre, un couffin de nourriture et des livres envoyés par ma femme, qui s’est donné beaucoup de mal pour alléger mes souffrances. Je passais mon temps à lire… Je fus autorisé à recevoir la visite de mes avocats, Me Bennaceur et mon ami Mansour Cheffi. Quand ceux-ci furent contraints de se démettre, il me resta la visite de ma mère. Ces visites se déroulaient au bureau du directeur, en présence d’un gardien, mais sans barreaux. Dans l’ensemble, c’étaient des conditions largement supportables…

Pages 121-122

…On ne descend à la cave me mettre dans une cellule, où je me trouve en tête à tête avec Naccache. Les rapports avec lui, sans être chaleureux, étaient corrects mais distants. Bien sûr, les relations avec la direction de Perspectives étaient devenues extrêmement tendues. Mais dans ma naïveté, j’espérais que, maintenant que nous étions affaiblis par une longue grève de la faim, nous étions condamnés à nous supporter mutuellement. Je le salue donc chaleureusement. Il me répond par une question sèche : «Que t’a dit le directeur ?» Je lui dis qu’i m’a conseillé de convaincre mes camarades de cesser la grève et que l’ai refusé de lui répondre. C’est alors qu’il me réplique une phrase que je n’oublierai jamais. Il me dit textuellement ceci : «Je suis étonné par le manque de coordination entre le ministre de l’intérieur et le directeur de la prison. Veux-tu que le directeur ne sait pas que tu es un des leurs, qu’il ignore que tu es un flic ? » Inutile d’ajouter que depuis, et jusqu’à aujourd’hui, je ne lui ai plus jamais adressé la parole.

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J’ai choisi de demander ma grâce, car j’ai pensé et je pense toujours que Bourguiba était le moins injuste. Il était un dictateur à qui je m’opposais réellement, efficacement et depuis longtemps. Après tout, malgré le mal que je pense de Bourguiba, j’ai toujours admiré son patriotisme, son intelligence et ses options progressistes ; on ne peut pas en dire autant des maoïstes. Depuis des mois, dégoûté par le comportement de ces «gardes rouges» aussi inconsistants qu’irresponsables, j’avais pris la résolution de ne plus jamais adhérer à un parti politique. Le lendemain je suis transféré à Tunis et le 1er juin libéré.

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…Au cours des années 1977-78, je rencontre Chérif Materi au club de golf de la Soukra. Il me parle des réunions que tiennent quelques personnalités libérales qui voudraient constituer une ligue des droits de l’homme et qui aimeraient m’associer à leur initiative. Je me réjouis de la nouvelle, d’autant que j’apprends en même temps que Tahar Belkhoja, ministre de l’Intérieur, ne serait pas à priori hostile à l’initiative. C’était la première lueur d’espoir dans un ciel sombre.

…Les horizons paraissent bouchés. Je ne me faisais pas d’illusions sur la signification des quelques clins d’œil que faisaient de temps à autre des personnalités du régime en direction de l’opinion démocratique. Moi qui ai connu en 1968 le traitement réservé aux détenus politiques dans les locaux du ministère de l’Intérieur et au bagne de Borj Erroumi, à un moment où Beji Caïd Essebsi était ministre de l’Intérieur et Tahar Belkhoja directeur de la Sûreté, comment puis-je admettre aujourd’hui qu’ils soient devenus démocrates, le premier dans l’opposition aux côtés de Hassib Ben Ammar et d’Ahmed Mestiri et le second au sein du gouvernement ? Néanmoins, par optimisme, je n’ai jamais voulu désespérer de personne. D’ailleurs, par la suite, Caïd Essebssi et Belkhoja ont adopté des postures politiques qui tranchaient avec leur attitude de la fin des années soixante. J’ai donc suivi cette initiative de près.

Mon ami de longue date, Dali Jazi, m’entretenait régulièrement des différentes péripéties de la mise en place de la Ligue. Nous avons pensé qu’il était préférable de tranquilliser le régime sur la qualité particulièrement modérée des fondateurs. La présence de mon nom sur la liste du premier comité directeur risquait d’effaroucher les «colombes» du gouvernement et de donner des arguments au «faucons» du bureau politique du parti pour nous refuser le visa. L’analyse n’était pas fausse, car, en fin de compte, le visa n’a été attribué, plus tard, qu’à la suite d’un long marchandage. On a prétendu qu’un autre groupe composé de destouriens avait déjà déposé une demande de visa pour la constitution d’une autre ligue de droits de l’homme et que, l’existence de deux ligues n’était pas raisonnable, il fallait organiser une fusion des deux équipes de fondateurs. Finalement, le groupe des quinze fondateurs, tous démocrates et modérés, présidés par le Dr Zmerli, a accepté d’accueillir en son sein une liste de sept destouriens. C’est ainsi que la Ligue est née.

Je crois qu’on doit la création à toute une série de circonstances favorables. Du côté du pouvoir, Hédi Nouira, Premier ministre, et Tahar Belkhoja, ministre de l’Intérieur, voulaient, chacun pour ses propres raisons, libéraliser le système progressivement. Par ailleurs, Hassib Ben Ammar, Ahmed Mestiri et Dali Jazi avaient quitté le parti depuis le congrès de Monastir 2. Ben Ammar sera autorisé à lancer les journaux indépendants Erraï et Démocratie et Mestiri créera le parti MDS, qui sera toléré pendant quelques années avant d’être officiellement autorisé.

Finalement, les actions non concertées de Nouira, Belkhoja, Achour, Mestiri, Be Ammar, Jazi et leurs conseillers ou compagnons respectifs ont montré que l’on pouvait peser sur le cours des événements et réaliser, de l’intérieur du régime, des progrès importants pour le pays.

Pages 170-172

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