Arraisonnement de l’Avion de Ben Bella – 1956

ÉPISODE DE LA GUERRE SECRÈTE :
L’AVION  DE  BEN   BELLA  EST  ARRAISONNÉ

« Un coup formidable ! » – Ordre d’alerte à la chasse. -Au nom du gouvernement français…

– La rafle des familles de l’équipage du DC 3.

– Les trahisons involontaires de la lune. – Une trop belle réception.

– Bourguiba et Fehrat Abbas passent à côté du danger.

Ponctuel, M. Pierre Chaussade, secrétaire général du ministère de l’Algérie, arrive à son bureau, le 22 octobre 1956, à 8 h 30 du matin. Le ciel d’Alger dispense une extraordinaire lumière. La journée sera magnifique. M. Chaussade songe à appeler ses collaborateurs, lorsque deux officiers supérieurs ne lui laissent pas le temps de convoquer la conférence quotidienne : le colonel Ducournau, directeur du Cabinet militaire de M. Lacoste, et le lieutenant-colonel Branet, chef de Cabinet, font irruption, impatients et volubiles. Pierre Chaussade est un préfet quadragénaire, mince et élégant de sa personne, apparemment très administratif, en réalité animé par une volonté capable de se muer en énergie froide. Ducournau, colonel de «paras», (aujourd’hui général) est l’homme du mouvement perpétuel. Il bascule de gauche à droite, porte son centre d’équilibre, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre. A tout instant, on s’attend qu’il crie : « Go !» Branet, cheveux en brosse, est froid comme la lame d’une épée.
Un coup formidable!

«Un coup formidable, M. le secrétaire général ! Dans un moment, Ben Bella passera en avion au-dessus de nos têtes ! Il faut le « piquer » avec tous les a gaziers » qui l’accompagnent !

–    Vous dites, Ben Bella? Pas possible ! Comment cela? – Voilà. Le sultan décollera à 10 h 45 T.U., du terrain de Salé, avec

Ben Bella, Khider et consorts. La caravane se rend à la conférence de Tunis. L’appareil survolera le territoire algérien. Impossible de regarder, le nez en l’air, passer ces messieurs. Pourtant l’avion est celui d’un souverain étranger. L’immunité joue.
Comment expliquer ces subtilités aux gars qui se font descendre et qui seront survolés par les « salopards »? Ils gueuleront à la trahison !
– –
– Coup de fil au général Frandon1, commandant de la Ve Région aérienne, laquelle, survivance du temps des protectorats, couvre encore l’ensemble de l’Afrique du Nord2..
Le contre-espionnage entre en scène.
A vrai dire, le général Frandon sait tout depuis la veille. Le colonel Germain, chef du S.D.E.C.E. (contre-espionnage) à Alger, est à l’œuvre. La Xe Région militaire est informée. Une initiative? L’état- major ne déploie qu’un enthousiasme modéré « Cela regarde le gouvernement ! »
Or, le 22 octobre, M. Robert Lacoste se trouve en Dordogne, en déplacement à travers le département et ne peut être joint rapidement. M. Henry Laforest, secrétaire d’État à l’Air, achève une visite officielle à Lisbonne. M. Bourges-Maunoury, ministre de la Défense nationale, quitte son domicile à l’aube pour se rendre, avec son directeur du Cabinet, M. Abel Thomas, à Londres où les préparatifs de l’expédition de Suez s’amplifient. M. Abel Thomas, un Vendéen têtu, polytechnicien comme son patron, reçoit à 7 heures du matin, à l’instant de son départ, un coup de téléphone de l’état-major général qui annonce, pour la journée, le passage dans le ciel algérien de l’avion royal et des passagers rebelles :
« C’est une provocation ! L’Armée ne peut pas rester les bras croisés. Que faut-il faire? »

Abel THOMAS :

« C’est là une responsabilité du ministère de l’Algérie. Avisez et prenez les mesures que vous estimerez opportunes, conformément au droit international et aux directives générales concernant la sécurité des frontières. » Finalement, le général Lorillot joint, à Paris, M. Max Lejeune. Sans hésiter, le secrétaire d’État aux forces armées donne le feu vert à Alger et se met en rapport avec le général Cogny, commandant supérieur des troupes du Maroc.
« Arraisonnez l’avion du sultan! »

En attendant, à tout hasard, des « précautions » avaient été prises. A 10 heures du matin, l’ordre d’intercepter l’avion du sultan est lancé, ordre en quelque sorte « technique », car les plans de vol au-dessus de l’Algérie n’ont pas été communiqués aux autorités françaises : infraction aux règles de la circulation aérienne. En outre, une instruction permanente d’Alger prévoit l’arraisonnement (avec possibilité d’ouvrir le feu), de tout avion survolant le territoire algérien sans autorisation.

10 h 30 : la zone de défense aérienne (Z.D.A.), commandée par le général Destaillac, reçoit communication officieuse des caractéristiques de l’avion du sultan : Super-Constellation, affrété par le gouvernement chérifien. Toujours pas de plan de vol. Les « Mistral » reçoivent l’ordre d’alerte.

11 h 30 : le plan de vol du Super-Constellation est transmis officiellement. La Ve Région aérienne téléphone à la chasse : abandon de surveillance. Les radars suivent l’appareil sans incidents à travers l’espace aérien de l’Algérie. Dans le même temps, les services d’Alger apprennent que Ben Bella et ses compagnons embarquent dans un DC 3.
Que s’est-il donc passé au Maroc?

Le palais impérial a été vivement sollicité d’admettre dans l’avion du sultan les «hôtes d’honneur » de Mohammed V. Le F.L.N., en particulier Hocine, délégué aux U.S.A., insiste parce qu’il voit là dixit, « un moyen, de se poser sur le plan diplomatique ». Le Souverain est un fin politique : circonspect, il se rend compte du caractère scandaleux et dangereux que prendrait ce geste. Au colonel de la gendarmerie française Touya, Béarnais subtil et avisé, son geôlier de Madagascar, devenu son ami et son conseiller, le Malik confie, dès la veille au soir : «Tranquillisez-vous. Vous ne serez pas contraints de refuser de m’accompagner à Tunis : Ben Bella et ses compagnons voyageront à part. »

De fait, les dirigeants du F.L.N. prennent place dans un avion commercial mis à leur disposition par le gouvernement chérifien, après avoir été soustraits à la curiosité du public par un Marocain qui les fait monter dans le courrier d’Oran : ils en descendent à temps !
A Alger, l’idée de la capture de Ben Bella continue de cheminer, enfiévrant les imaginations : «C’est l’occasion ou jamais de porter un coup terrible à la rébellion. » Parti d’un renseignement devenu faux, le projet de l’arraisonnement est désormais allé trop loin pour s’arrêter. Le mécanisme est déclenché.

13 heures : Le Centre de contrôle régional de Maison-Blanche fait état d’un DC 3 F.O.A.B.V. devant effectuer, d’après le plan de vol, le trajet Casablanca -Salé- Oujda-Tunis. Alerte partout.

14 heures : coup de théâtre : le Centre de contrôle d’Alger apprend que le plan de vol du DC 3 est modifié par les Baléares.
Pourquoi? Parce que l’espace aérien étant divisé en « zones d’informations », dotées chacune, selon les accords internationaux, d’une longueur d’ondes particulière, la compagnie chérifienne de transports estime prudent d’échapper à l’écoute d’Alger pour passer dans le secteur relevant de Séville.
Le Centre régional d’Alger ne se laisse pas prendre de court : il se met sans tarder sur la longueur d’ondes espagnole.

15 heures : Toutes les stations radars sont à l’écoute. 16 heures : Oran entre en liaison avec l’équipage français du DC 3. Alors commence le grand dialogue : « Il nous faut les cinq salopards. » Oran :«Prétextez une panne. Venez vous poser à Oran» Le DC 3 : «Qu’est- ce que cette histoire?» Oran :«Vous avez cinq «salopards» à bord. Il nous les faut. » L’identité de Ben Bella et des quatre chefs F.L.N. est alors révélée à l’équipage, qui semblait l’ignorer. Le DC 3:« Qui transmet l’ordre? » Oran : « Le ministère de la Défense nationale. » Une profonde hésitation habite la cabine de pilotage.

16 h 30 : laconique réponse du DC 3 : « Attendez. Je vais me poser à Palma- de-Majorque. »

18 heures : le DC 3 redécolle et signale à la Compagnie chérifienne : «Arrivée prévue Tunis à 21 h 25» Perplexité à Alger. L’opération est mal engagée. La tour de contrôle de Maison-Blanche prend le relais d’Oran.

Alger : «Venez vous poser à Alger»

Le DC 3:«Au nom de qui parlez-vous?»

Alger: «Au nom du gouvernement français»

Le DC 3:«Demandons précisions»

Alger : «Au nom du gouvernement français, ordre de M. Lacoste, ministre de l’Algérie»

Le DC 3:« Nous appartenons à une compagnie étrangère. Ces ordres ne nous concernent pas»

Alger :« Il nous faut les fellouzes»

Le DC 3 esquive encore la réponse fatidique. Le commandant de bord rend compte à sa compagnie de l’ordre reçu. Ce message est transmis aux autorités marocaines pour « suite à donner ». Le ministère chérifien des transports donne aussitôt l’ordre à l’équipage de retourner à Palma. Mais le contrôle militaire intercepte et stoppe les messages : Rabat, isolée, ne sait plus rien.

19 heures : le DC 3 demande à Alger l’autorisation de retourner au Maroc.
« Venez à Alger… Venez à Alger… »
La voix anonyme de la tour de contrôle de Maison-Blanche devient plus pressante de minute en minute : «Venez Alger… Ordre gouvernement atterrir Alger… Répétons : ordre donné, ordre donné… »

19 h 30 : le DC 3 demande, pour la seconde fois, l’autorisation de retourner au Maroc.

20 heures : Alger décide d’en terminer : «Négatif pour le Maroc. Venez vous poser à Alger. Vous êtes couverts par le ministre. »

En l’air, en mer, des avions, des navires suivent avec passion – les messages étant passés en clair – ce film à épisodes. Le DC 3:« Et nos familles qui sont au Maroc? »

Alger :« Nous nous en occupons immédiatement. Nous les mettrons en lieu sûr. »

Le DC 3:« Mais nous transportons aussi d’autres passagers, et notamment des journalistes étrangers. »

Alger :« Ne vous inquiétez pas. »

Le DC 3 : « Et si les rebelles sont armés? »

Alger : « Assurez- vous-en ! » L’hôtesse de l’air fait mine de ranger les papiers dans les pochettes des sièges. Ben Bella saisit rapidement le bras de la jeune femme :
«Ne prenez pas de peine pour nous, mademoiselle. » L’hôtesse a aperçu des canons noirs, et, du côté de Ben Bella, une mitraillette.

Le DC 3 interroge Maison-Blanche :« Que ferons-nous s’ils se rendent compte que nous arrivons au-dessus d’Alger et s’ils mettent leurs armesdans le dos du pilote? »

Alger : « La chasse décollera et vous pourrez ainsi arguer de la nécessité d’atterrir. » La nuit commence à tomber sur la Méditerranée.

Un avion d’Air-France passe au large, lance un message : «Bravo ! les gars ! N’hésitez pas ! Allez-y ! Nous sommes de coeur avec vous !» Ordre de tirer sur moteur droit si… La partie n’est pas jouée.

Les radars d’Algérie croient constater que le DC 3 tente de regagner le Maroc.

Les Mistral d’Oran et un B 26 décollent. Par simple mesure d’intimidation, sachant que le DC 3 capterait, lui aussi, le message, l’état-major de l’Air passe en clair : « Ordre tirer sur moteur droit si avion cherche à fuir. »

Le général Frandon et le colonel de la Source, son chef d’état-major, le général de Marecourt, commandant de l’Air en Algérie, suivent le déroulement de l’opération, seconde par seconde. Au gouvernement général, Chaussade, Ducournau, Branet sautent sur des charbons ardents. Les voici qui se précipitent à l’aérodrome où l’avion de M. Lacoste est annoncé en fin de journée.

Dès que le ministre met pied à terre, un bref exposé a lieu sur le terrain : «Formidable ! s’exclame Robert Lacoste. Quelle histoire ! C’est une affaire du tonnerre de Dieu ! – Monsieur le ministre, le contre-ordre peut encore être donné. – Trop tard. Ben Bella est au-dessus de l’Algérie.

Une grande partie de l’armée est déjà au courant et ceux qui se battent dans le bled sauront tout demain. Cette affaire va me valoir beaucoup d’em…, mais les chefs de la rébellion se trouvent au-dessus du territoire français. Ils passent à portée de ma main, nous sommes en guerre. Au point où en est l’affaire, mon devoir me commande de les arrêter. Je les arrête. »

Ducournau bondit jusqu’à la tour de contrôle, confirme les ordres, tandis que les voitures et l’escorte du ministre de l’Algérie filent à toute allure vers Alger.

Lacoste :« Ne les tuez pas! »

Robert Lacoste téléphone au général Frandon :
«Quel est le droit aérien, en pareil cas, pour obliger un avion à atterrir?

Général FRANDON :« Je peux donner l’ordre de tirer sur le moteur droit. »

Robert LACOSTE :« Tirez si c’est nécessaire », puis aussitôt : « Non, ne tirez pas. Un accident peut arriver. Je ne veux pas risquer de tuer les chefs F.L.N., en même temps que l’équipage et les passagers. Le monde entier nous traiterait d’assassins et dirait que nous avons abattu volontairement l’appareil. Si l’avion refuse d’obéir, encadrez-le avec la chasse. »

Un « Météor » de la chasse de nuit et un Marcel Dassault 315, décollent au moment où le DC 3 survole Ténès, à l’ouest d’Alger. Les dés sont jetés : le DC 3 se prépare maintenant à se poser à Maison-Blanche, mais, en avance sur l’horaire prévu pour son arrivée à Tunis, il tourne en rond afin de ne pas donner l’éveil.

Catastrophe : dans la nuit très claire, la lune, éblouissante, apparaît tantôt à droite, tantôt à gauche de l’avion. L’un des chefs F.L.N. remarquera-t-il la manoeuvre insolite?
L’hôtesse tire les rideaux, joue aux cartes avec les Algériens. Le DC 3 annonce à Maison-Blanche :«Nous survolons Cherchell. Tout va bien à bord. Ils ne s’aperçoivent de rien. Des mesures de sécurité sont-elles prises au sol?»

Alger :« Tout est paré. n 21 h 10 : « Attachez vos ceintures, mesdames et messieurs. Nous approchons de Tunis. » 21 h 20 : le DC 3 se pose.

Jusqu’à la dernière minute, Ben Bella et ses compagnons ne se sont aperçus de rien. Lorsque l’avion commence à perdre de l’altitude, les Algériens jettent un coup d’oeil par les hublots, et apercevant sur l’aérodrome un vaste déploiement de forces, se disent : « On nous a ménagé une très belle réception ! »

L’avion atterrit suivi, de part et d’autre, par des jeeps, mitrailleuses en batterie. Ben Bella découvre le pot aux roses – trop tard – en distinguant la silhouette des soldats français, au bout de la piste.

L’avion stoppe brutalement, l’éclairage intérieur est coupé, des projecteurs puissants sont braqués sur le fuselage. L’équipage bloque la porte de communication intérieure, saute par l’ouverture de secours. L’hôtesse se foule une cheville.

Le colonel Andres, chef de la sécurité de l’Air, surgit avec ses hommes, mitraillette au poing :« Haut les mains. » O rage ! O désespoir ! Les membres du F.L.N. sont ceinturés. Dans la voiture cellulaire, les inspecteurs de la D.S.T. font l’appel des prisonniers :

« Ben Bella? » Par un réflexe militaire, l’ancien adjudant de l’armée d’Afrique, médaillé militaire, Croix de Guerre, quatre citations, très élégant dans son complet bleu, répond : « Présent. » «On est fait.C’est du beau travail. Je ne croyais pas les Français capables de cela » dit peu après Ben Bella.

Sur l’aérodrome, le général Lorillot devise, entouré de quatre généraux. L’armée de l’Air, qui revendique l’honneur de la capture, trouve excessive cette façon qu’a la Xe Région de tirer, selon elle, les marrons du feu.

Les casquettes ne l’envoient pas dire aux képis :«Cinq généraux de terre pour cinq fellagha, c’est beaucoup !» Les membres de l’équipage sont conduits à la villa « les Oliviers »: ils y retrouvent leurs femmes et leurs enfants évacués d’autorité en avion par l’armée du Maroc, en fin d’après-midi, sans avoir eu le temps de dire « ouf »!

Guy Mollet et R. Lacoste sauvent Fehrat Abbas – et M. Bourguiba – du kidnapping! Les autres chefs du F.L.N., M. Fehrat Abbas en tête, ne se sont jamais douté que, moins de six mois plus lard, ils ont, à leur tour, échappé de peu à un enlèvement en plein ciel méditerranéen.

En cette occurrence d’ailleurs, M. Bourguiba, président de la République tunisienne, a frôlé, lui aussi, le danger ! Le 13 avril 1957, MM. Bourguiba, Fehrat Abbas, Ouamrane et deux autres leaders du F.L.N. s’embarquent, à Tunis, sur un DC 4 qui se rend directement au Maroc.

Méfiants depuis l’aventure de Ben Bella, les services tunisiens ne portent pas les noms des représentants du F.L.N. sur les papiers du DC 4. Le manifeste de l’avion est donc irrégulier, des passagers sont clandestins. A Alger, le dispositif est mis en place, l’appareil sera contraint d’atterrir, les identités seront vérifiées et les passagers clandestins retenus pour contrôle. Après quoi les autorités françaises, fortes de leur droit, exprimeront leurs regrets au chef de l’État tunisien et le DC 4 reprendra l’air.

L’affaire remonte l’échelle des responsabilités. Stop partout : MM. Chaussade, Lacoste, Guy Mollet donnent l’ordre d’en rester là. Une fois suffit.

CHAPITRE IV

M. GUY MOLLET PROPOSE DE RENCONTRER DES REPRÉSENTANTS DU F.L.N. A P ARIS

Mohamed V téléphone à M. René Coty. – M. Max Lejeune, secrétaire d’État à la Guerre, essuie les plâtres. – Échange de propos aigres-doux entre M. R. Lacoste et M. de Leusse. – L’affaire de la Conférence de Tunis. – M. Guy Mollet et la raison d’État. – Le passif et l’actif. – Un ministre pince-sans-rire.

Ben Bella, longuement interrogé par M. Rauzy, directeur de la D.S.T. d’Alger, déclare, admiratif, en ses instants de confidence : «Vous avez des services très bien équipés. Plus tard nous créerons, nous aussi, une belle D.S.T. »

Petit, cheveux gris, le front marqué d’une cicatrice, la taille bien prise dans un veston bleu-marine, Mohammed Khider, ancien député d’Alger, tête politique, est l’un de ceux qui, six semaines auparavant, ont participé aux pourparlers avec les émissaires secrets de Guy Mollet.

Menottes aux mains, trois autres nationalistes moins connus Ahmed Hocine, fils d’un caïd, docteur en droit, observateur du F.L.N. à la conférence de Bandoeng ; Lacheraf, professeur au lycée Louis-le-Grand ; Boudiaf, réfugié au Caire dès avant l’insurrection de la Toussaint, élément de base de l’état-major de la rébellion.
« Notre arrestation ne changera rien » avertit Ben Bella, Effectivement, suivant les principes de la lutte clandestine, les successeurs désignés entrent en fonction au fur et à mesure des vides créés dans l’organisation révolutionnaire.

Sur le moment, la rébellion subit pourtant un rude choc. Changement à vue dans l’attitude extérieure des masses musulmanes, accentué, quelques jours plus tard, par l’arrivée des paras français au-dessus de Port-Saïd. Le moral de la rébellion accuse une baisse générale.

L’arraisonnement du DC 3 est un acte de piraterie, dira-t-on. Dans tous les pays du monde, la guerre secrète se soucie peu de la morale internationale.
Avec l’emprisonnement de Ben Bella et de ses compagnons, l’affaire, qui ne se résume pas en un épisode spectaculaire du 2e Bureau, ne fait cependant que commencer. M. Guy Mollet :« Ce serait une folie! »

Suivons le déroulement parallèle à Paris et à Tunis. A Paris, en fin d’après-midi, M. Bouabib, ambassadeur du Maroc, reçoit un coup de téléphone de son gouvernement : « Quelque chose d’anormal se trame. »

Quoi? L’ambassadeur s’adresse au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, chargé des relations avec le Maroc et la Tunisie. M. Alain Savary téléphone au Cabinet du ministre de l’Algérie, rue de Lille : Robert Félix, directeur in partibus, reçoit des parlementaires britanniques et ne sait rien.

A l’Hôtel Matignon, Guy Mollet, interrogé sur l’éventualité d’un « coup » monté, répond : « Ce n’est pas possible. Si cela était, ce serait une folie. » M. Savary demande en vain Alger.

Robert Lacoste est insaisissable jusqu’à 22 heures, heure à laquelle le secrétaire d’État reçoit un coup de fil du ministre résidant : c Bonne nouvelle ! Les cinq chefs du F.L.N. sont en tôle ! » Patriote passionné, lui aussi, engagé dans la voie qu’il estime la meilleure pour son pays, compagnon de la Libération, Alain Savary serre les mâchoires et n’est pas du tout d’accord sur « la bonne nouvelle ».

Échanges de propos aigres- doux entre les deux camarades socialistes. Le sultan à 141. Coty :« C’est une question d’honneur. » En compagnie de M. Louis Joxe, secrétaire général du Quai d’Orsay, M. Alain Savary se rend au Cercle Interallié où M. Guy Mollet assiste à un dîner en l’honneur du général Grunther. En quelques mots, M. Savary dit ce qu’il sait.

Le président du Conseil semble accablé et ne peut pas révéler à son ministre que la proximité de l’expédition de Suez – l’ultimatum à Nasser est imminent – suffit amplement à ses préoccupations. Voici d’ailleurs M. Bourgès-Maunoury qui arrive de Londres : l’armada franco- britannique va se mettre en route.

M. Guy Mollet décide de se rendre à l’Élysée. Il est 23 heures. M. René Coty reçoit les ministres en robe de chambre amarante :«Nous sommes déshonorés » déclare, tout d’abord, le président de la République.

M. Max Lejeune, tête haute, mèche romantique sur le front, essuie les plâtres :« Nous sommes en guerre. Des soldats français se font tuer tous les jours. Je suis chargé de faire la guerre. Je fais la guerre aujourd’hui comme les autres jours » répond-il à MM. Coty et Guy Mollet. Il s’oppose, appuyé par M. Bourgès-Maunoury, à la libération des prisonniers réclamée par M. Savary.

Le président du Conseil prend à part M. Max Lejeune : « Tu es un des rares initiés à l’affaire de Suez. As-tu pesé les conséquences de l’arrestation? Déjà ce que nous allons faire à Port-Saïd va sensibiliser les Arabes. Tu accrois nos difficultés au pire moment ! »

A Tunis, atterrement. Mohammed V interrompt son dîner, monte dans ses appartements : « Je suis perdu » dit-il. L’autorité du sultan est sévèrement atteinte. Mohammed V veut d’abord éliminer tous les Français de la fonction publique du Maroc, puis se rendre sur-le-champ à Paris. Finalement, le sultan téléphone à M. René Coty :
« Les Algériens étaient placés sous ma protection. Mon hospitalité a été violée. Vous connaissez l’âme musulmane. C’est une question d’honneur. »

Le Coran dit :«Ton hôte est plus sacré que toi-même.» Je suis prêt à donner mes fils en otage ».

Échange d’amabilités entre un ministre de la République et un ambassadeur.

L’ambassadeur de France à Tunis, M. de Leusse, téléphone, quant à lui, à M. Lacoste. La colère vibre des deux côtés : M. DE LEUSSE :« Monsieur le ministre, c’est le pays qui en souffrira, vous renversez toute une politique.

M. LACOSTE : « Quelle politique? Celle qui prétend donner l’indépendance à l’Algérie par le truchement de l’Union maghrébine? Personne ne m’a donné pareille directive. Quant à mon pays, je le défends. Je suis ici pour cela. Les chefs rebelles sont passés au-dessus de ma tête. Je les ai arrêtés. »

M. DE LEUSSE : « V otre responsabilité sera écrasante. »

M.LACOSTE (faussement humble) : « Que voulez-vous ! Je ne suis pas aussi intelligent qu’un diplomate. »

M. DE LEUSSE (franchement modeste) :«Je m’en aperçois !»

M. LACOSTE :« Vous oubliez que vous parlez à un ministre de la République. »

M. DE LEUSSE :« Non, je ne l’oublie pas. Et c’est bien le malheur que je parle à un ministre de la République. »

M. LACOSTE :« Je me demande, moi, si certains hauts fonctionnaires sont encore français. J’ai fait deux guerres. Je n’ai pas de leçon de patriotisme à recevoir. »

Et le ministre de raccrocher l’appareil. Au Quai d’Orsay, d’aucuns traitent M. Lacoste de général F.F.I.

Le ministre résidant rétorque :« Si nous avons empêché la conférence de Tunis, je crois que ce n’est pas là de la mauvaise diplomatie. »

M. Eden félicite, à toutes fins, M. Pineau. La conférence avortée.

Derrière cette succession de scènes où le tragique et le comique se côtoient, quel est cependant le fond des choses? Le fait considérable n’est pas l’arrestation de Ben Bella, mais l’avortement de la conférence de Tunis, laquelle se disposait à proclamer l’unité du Maghreb.

De ce point de vue, on peut soutenir que la capture des Algériens a modifié le cours des événements. Les documents ne laissent aucun doute à ce sujet.

Faisons un bref retour en arrière. Ben Bella, Mohammed Khider, Ahmed Hocine, Mohammed Boudiaf, Mustafa Lacheraf se rendaient à Tunis pour participer, à égalité avec les dirigeants tunisiens et marocains, à la mise sur pied de la Fédération nord-africaine, en vue de créer une situation irréversible dans le sens de la proclamation de l’indépendance de l’État algérien, aux côtés des États tunisien et marocain.

Ce devait être une prise de date solennelle, devant le monde entier, en présence du sultan et du président de la République tunisienne afin d’amener la France à s’incliner progressivement devant le fait accompli.

Plusieurs membres de l’état-major du F.L.N sont d’ailleurs attendus au Caire. M. Dootlittle, ancien consul général des États-Unis dans la Régence, est « invité personnel » de M. Bourguiba qui voit dans la conférence « la première pierre dans l’édifice d’une Union nord-africaine qui englobera naturellement l’Algérie libérée…

La semaine à venir sera décisive pour l’histoire du Maghreb. » Il est question de terminer la conférence par une revue militaire à laquelle pourrait participer un détachement en armes de fellagha.

Tout est clair. Le gouvernement français ne s’y trompe pas. Point remarquable : une solidarité totale existe entre M. Guy Mollet et M. Alain Savary.

Non que le secrétaire d’État renie, pour sa part, ses conceptions très évolutives quant à l’avenir de l’Algérie, mais il considère, dans le cas présent, qu’il devient nécessaire, indispensable que les Nord-Africains, dans l’intérêt même de leur cause, évitent toute manifestation publique dont l’effet serait de dresser, en France, l’opinion publique et l’armée contre une reconnaissance de facto des nationalistes algériens.

M. Savary estime ainsi qu’il est parfaitement normal pour les Marocains et les Tunisiens de se préoccuper du rétablissement de la paix en Algérie : à ce titre, il
accepte le principe de la conférence de Tunis.

En revanche, le député de Saint- Pierre et Miquelon, qui appartient à la tendance minoritaire de son parti, ne souhaite pas que le « Front de Libération nationale » participe à la conférence sur un pied d’égalité avec ses partenaires et en tant que représentant officiel, exclusif de l’Algérie.

M. Alain Savary : Attention!

Afin que nul n’en ignore, le secrétaire d’État aux Affaires marocaines et tunisiennes n’hésite pas, en manière d’avertissement, à publier le 21 octobre (veille de l’arraisonnement du DC 3) un communiqué annonçant que les négociations franco-marocaines sont suspendues.

Pourtant le ministre d’État marocain, M. Zeghari, se trouve déjà à Paris, prêt à prendre part aux discussions. A Rabat, M. Balafrej, ministre des Affaires étrangères répond : « On ne peut reprocher à un souverain indépendant de recevoir qui lui plaît. »

La vérité est que les autorités de Rabat sont tragiquement induites en erreur par différentes personnalités françaises qui commettent une faute de jugement.

G. -Mollet :« L’hameçon nous reste entre les mains. »

De quoi s’agit-il?

Le prince Moulay Hassan a effectué un long séjour à Paris où il a vu beaucoup de personnalités : des leaders de partis, le comte de Paris, le général de Gaulle dont les propos, rapportés à Rabat, bouleversèrent Ben Bella.

De plusieurs entretiens avec des chefs politiques, le prince tire une impression dont il ne sort plus : la situation française est mûre pour un geste éclatant en faveur de l’indépendance de l’Algérie.

Moulay Hassan croit même avoir compris que M. Guy Mollet se trouve dans les mêmes dispositions que lui : le président du Conseil est soumis, sans qu’il s’en doute, à une contre-épreuve qui se révèle négative.

En revanche, M. Guy Mollet présente au prince une proposition sensationnelle, en avance de deux ans sur « la paix des braves » du général de Gaulle :
« Nous voulons mettre un terme à la guerre d’Algérie. Bien souvent, nous avons essayé de prendre contact avec les chefs F.L.N. réfugiés au Caire. Mais chaque fois que le poisson a l’air de mordre, l’hameçon nous reste entre les main–. Au bout du deuxième jour, nous ne pouvons plus accrocher. Si des représentants du F.L.N. de l’intérieur, ceux qui se battent, veulent venir à Paris, qu’on me donne leurs noms. Je m’engage, sur l’honneur, à les faire venir en France, à les rencontrer, puis à les reconduire en Algérie avec toutes les garanties de sécurité. J’en donne ma parole. ».

M. Guy Mollet pense sans doute, en lançant cette idée, que Nasser devant être mis bientôt K.O., la conjoncture deviendra favorable à l’ouverture du dialogue avec la rébellion. L’héritier du Trône regagne le Maroc, résolu à aller de l’avant. Il ne comprendra que plus tard le sens d’une phrase ésotérique qu’a prononcée devant lui M. Bourgès-Maunoury :« Le règlement de l’affaire algérienne arrivera à son tournant décisif fin octobre ou début novembre. »

L’opération de Suez se prépare.

Mohamed V:« Mettez donc le pied à l’étrier! »

A Rabat, Mohamed V reçoit la délégation F.L.N. arrivée du Caire, via Madrid, pendant cinq heures d’horloge. Un communiqué est rendu public qui insiste sur la nécessité « d’alerter la conscience universelle et la conscience du peuple français pour qu’il soit mis fin au conflit qui ensanglante l’Algérie ».

Le Roi essaye de persuader ses interlocuteurs d’amorcer le dialogue avec Paris: « L’essentiel, expose-t-il, est de mettre le pied à l’étrier. Voyez l’exemple de la Tunisie, où l’autonomie interne a tenu huit mois, et l’exemple du Maroc, où le Conseil du Trône a duré six jours! »

Les Algériens exigent la reconnaissance immédiate de la vocation algérienne à l’indépendance.

On en revient au plan de Tunis : la conférence discutera directement, avec les représentants du F.L.N. ès-qualités, du sort de l’Algérie et de son émancipation définitive.

Mohamed V n’ignore point les risques de l’opération par rapport à la France, mais la surenchère se déploie entre Tunis et Rabat : le sultan, renonçant d’ailleurs à son rôle d’arbitre éventuel, cède peut-être à la tentation de prendre la direction spirituelle de la communauté, dont la nature des liens avec la France serait discutée ultérieurement au cours d’ « une sorte de conférence de Genève ».

Le vaste dessein se développe : la signature d’un protocole provisoire est prévue, la confédération nord-africaine sera portée sur les fonds baptismaux. « Le Maroc et la Tunisie sont les ailes du Maghreb… Quand les ailes sont libres, le corps se libère » proclame, dès son arrivée à Tunis, Si Bekkaï, chef du gouvernement marocain.

La raison d’État.

Ce scénario est détruit par l’arrestation de Ben Bella, de Khider, etc… La conférence de Tunis capote.

A Tunis, des magasins européens sont sacagés. A Meknès des troubles éclatent, provoqués surtout par l’importante colonie F.L.N. : plusieurs dizaines de Français sont massacrés. A l’Élysée, au Conseil des ministres, M. René Coty, en possession de tous les éléments du dossier, révise son opinion sur la capture.

A M. Guy Mollet, M. Robert Lacoste dit :« Que veux-tu? C’est comme cela ! En tout cas, il faut couvrir ceux qui ont pris la responsabilité de l’affaire. » Stoïque, M. Guy Mollet répond : « Je les couvre. »

Raison d’État. Démissionnaire, M. Alain Savary présente le bilan négatif de l’affaire : atteinte à l’autorité de l’État, dangers pour l’existence de nos nationaux au Maroc et en Tunisie, coup porté au prestige du sultan devant son peuple, crise dans la coopération administrative puisque des Français, servant dans des services marocains, ont obéi à des services français, enfin, rupture dans l’approche de la solution du problème algérien.

M. Robert Lacoste apporte la contrepartie :« La rébellion est durement atteinte.

Des documents très intéressants ont été saisis, dont « une lettre manuscrite de Ben Bella signalant que le prince Moulay Hassan propose de céder des armes aux rebelles algériens, un rapport général sur le F.L.N. en France, des procès-verbaux de réunions, tous les codes chiffrés du F.L.N. ».

M. Ramadier lance un pavé. Rassurés sur les répercussions, qu’ils appréhendaient, de l’affaire dans le monde arabe, les ministres interviennent peu dans le débat, sauf M. Paul Ramadier.

Tête dodelinante, barbiche poivre et sel, yeux clignotants derrière les lunettes, le ministre des Finances laisse tomber ces mots portés par les chaudes sonorités aveyronnaises :

« Il y a d’autres moyens de rechercher des interlocuteurs qualifiés. Mais puisque nous en tenons quelques-uns, j’espère que nous en profiterons ! ».

Les membres du gouvernement se regardent, perplexes : bien malin qui saurait dire si le maire de Decazeville – à qui l’on attribua, en d’autres temps, ce propos: « Il faut quitter l’Indochine sur la pointe des pieds»- parle sérieusement, ou bien plaisante.

Le Conseil considère « inadmissible » l’attitude de M. de Leusse :« L’autorité de l’État doit être respectée. Un homme politique a le droit de désapprouver l’arrestation des Algériens, non un ambassadeur de France. » Ben Bella et ses compagnons sont transférés à Paris. Les voici au « gnouf », comme disent les militaires.

Qui nous sortira de la Santé ? S’interrogent, pas très fiers, les Algériens. Il leur est évidemment impossible de répondre : le 13 mai et le général de Gaulle.

 

J.P. Tournaux : Secrets d’Etat : Editions Plon 1960

 

Laisser un commentaire

treize + seize =