Une bataille de prestige entre deux présidents ambitieux :
de Gaulle et Bourguiba
Fête de l’évacuation – 52e anniversaire de la bataille de Bizerte (15 octobre 1961)
Sliman LASSOUED
La Presse de Tunisie, 15 – 10 – 2012
Bien que coincé à propos de Bizerte, le Combattant suprême lorgne l’avenir à long terme de son pays, il s’attaquait en même temps au Sahara. Il lançait ses marcheurs volontaires de la mort vers la borne 233 dans ces solitudes grandioses et caillouteuses où se croisent les frontières du Sahara français, du sud de la Tunisie et du Fezzan tripolitain. Une autre réponse se cache derrière notre question pourquoi Bizerte ? Les experts pétroliers estiment que les entrailles du bout du Sahara réclamé par les Tunisiens autour de la borne 233 contiennent 60% des réserves de pétrole sahariennes. C’est là qu’est le trésor de l’Atlantide. Rien ne prouve que le FLN au nom de la fraternité maghrébine accepte à la fin du compte d’en faire cadeau à la Tunisie. D’autant plus que les dirigeants du FLN n’oublieront jamais que Bourguiba a fait campagne chez les Etats riverains du Sahara pour la thèse du Sahara «bien commun à toute l’Afrique» contre leur principe sacré du Sahara partie intégrante de la partie algérienne. Les dirigeants du G.P.R.A considèrent comme un coup de poignard dans le dos le communiqué tuniso-malien qui annonçait l’entente de Bourguiba et de Modibo Keïta sur le caractère africain du Sahara.
C’est ce que Ben Bella a dit sans ambages au chargé d’affaires tunisien à Paris Tahar Belkodja qu’il avait convoqué en son château de Turquin où il est encore prisonnier, mais toujours ministre du FLN. Il exigea des excuses officielles et les obtint. Quand Bourguiba envoie ses troupes prendre possession de la borne 233, symbole de la revendication tunisienne, il attaque le territoire français, mais plus encore le FLN dans ses espoirs et ses principes. Il ne peut le faire qu’en revendiquant durement Bizerte du même coup. Sinon il passerait aux yeux du FLN et du monde arabe comme un simple agent de la politique française. Voilà encore une réponse à notre pourquoi. Bourguiba, cette légende politique, allait-il mordre la poussière sous le joug de ses contrariétés (sentimentales, tactique, maghrébines, arabes, internes et sahariennes) qui le serrent de partout, ou allait-il rebondir de nouveau ? En homme d’Etat habile, intelligent et apôtre de la volte-face, encore une fois il ne jette pas l’éponge alors qu’il était lancé en plein vide politique pour avoir parié à tort sur le succès de De Gaulle en Algérie. Ce politicien rodé avait Bizerte pour se rattraper, c’était son seul parachute… En réclamant le remboursement immédiat de ce crédit qu’il faisait au colonialisme français depuis l’indépendance et il le réclamait à coups de canon. Le parachute s’ouvrait et voilà Bourguiba redevenu le combattant suprême, l’égal des révolutionnaires algériens, à qui il lança dans son discours d’appel aux armes cette phrase qui en dit long: «Pendant que nous croupissions dans les prisons françaises, il en est parmi vous qui se demandaient encore s’ils étaient africains ou européens». Mais en diplomate chevronné avant de tirer le cordon et en guise de bonne foi, il envoya un messager et un message à de Gaulle pour le presser de lui donner satisfaction sans qu’il ait à combattre. Le Général le reçut fort courtoisement et lui affirma qu’il ferait connaître sa réponse (l’entretien a duré un quart d’heure…). Alors que le temps pressait, Bourguiba qui voulait une réponse (un résultat) avant l’ouverture des pourparlers de Lugrin, la date réponse ne devait arriver que beaucoup plus tard et par voie diplomatique; Bourguiba était mortifié. Le Combattant suprême perdra la face encore une fois, comme il l’avait perdue lorsque de Gaulle avait refusé de recevoir son fils, ambassadeur de Tunisie à Paris porteur d’un autre message en septembre 1960. Enfin une dernière chance, Bourguiba espérait que de Gaulle lui répondrait à travers son discours télévisé du 12 juillet (le premier message avait été tenu secret jusqu’alors). De Gaulle pouvait donc «octroyer» Bizerte dans son discours, nul n’aurait su qu’on le lui a demandé d’une manière instable six jours avant. Bourguiba ne désespère pas, il se mit à l’écouter devant son transistor et crut que tout marchait bien quand de Gaulle s’écria : «La France épouse son temps», ne mettait pas Bizerte dans la corbeille. Rejeté dans les rangs des équipes de la hargne et de la rogne, Bourguiba publia le message secret «contrairement aux usages diplomatiques» et déclencha l’opération. Le sang coulait entre les Français et les Tunisiens. En guise de conclusion, le Combattant suprême bien qu’il ne soit pas dispensé d’erreurs (l’erreur n’est-elle pas humaine ?), a tout fait pour éviter la bataille, mais de Gaulle ne voulait pas descendre de son piédestal. Mais Bourguiba a satisfait ses ambitions, son image de marque et le rayonnement de son pays à travers la planète. Malheureusement, il y eut des pertes humaines des deux côtés.
Mais la Tunisie a remporté deux victoires retentissantes : Bizerte fut évacuée le 15 octobre 1963 et la Tunisie remporta une victoire diplomatique légendaire à l’ONU sur la France, un des pays les plus prestigieux du monde qui fut sanctionné à l’unanimité. Ce drame fera encore couler beaucoup d’encre et de salive à travers la roue du temps !