Bourguiba à Sfax : 24 janvier 1961

 

 

 

Je m’adresse aujourd’hui, dans la Capitale du Sud, aux cadres de la Nation et, à travers les antennes de notre Radio, à la Nation tout entière pour ouvrir la semaine de la Planification.

J’ai d’ailleurs, plus d’une fois déjà, traité du problème de la Planification. J’en ai souligné l’importance et les divers aspects. Si je vous en entretiens encore aujourd’hui, le peuple tunisien sera plus il même de participer à la bataille du Plan, soit en exprimant son point de vue directement ou par la voix de ses représentants, soit en contribuant dans l’enthousiasme à l’exécution des programmes; car il aura acquis la conviction que ces programmes, arrêtés après discussions et mûre réflexion, répondent à l’intérêt personnel de chacun comme à l’intérêt général de la Nation.

J’ai tenu à ce que cette bataille ne diffère pas des autres batailles en­gagées pour le bien du peuple tunisien : qu’elle soit «la bataille de la Nation tunisienne», et qu’elle soit menée selon la méthode néo-destou­rienne que d’autres, à l’étranger, appellent la méthode bourguibiste. D’ailleurs, le Destour et moi c’est un peu la même chose et on peut bien nous identifier l’un à l’autre. Le premier responsable se doit de lui assurer toutes les chances de succès, ou du moins toutes les chances qu’il est en son pouvoir de réunir. Tel était et tel demeure l’objet de nos préoccupa­tions depuis trente ans. Lorsque nous nous Sommes engagée dans l’action, nous avons trouvé un peuple tunisien dominé, colonisé, humilié et qui acceptait avec résignation son sort. Il s’en remettait à l’Étranger du soin de le libérer ou tout au moins d’alléger le poids de sa servitude; il se con­tentait parfois du spectacle d’une défaite militaire de la France pour assouvir sa rancoeur.

Devant cette situation nous avons fait un grand effort de réflexion. Notre objectif était de libérer le pays, de le débarrasser de la domination étrangère. Force nous était de rechercher les atouts qui nous permettraient d’atteindre nos objectifs.

Ces atouts étaient de deux ordres

Il fallait un moteur d’ordre sentimental, affectif, qui pousse les hommes à agir, à aller de l’avant, qui crée l’enthousiasme et le maintient malgré les vicissitudes, les échecs, et toutes les épreuves d’une lutte longue et inégale.

Il fallait par ailleurs les lumières de l’intelligence, les ressources de la raison, pour orienter, canaliser et diriger cette lutte dans les voies qui mènent au but fixé.

Autrement dit d’un côté le moteur, de l’autre le gouvernail ou le volant.

Dans toutes nos batailles, ces deux atouts ont joué leur rôle décisif: d’une part le coeur poussant à l’action, au sacrifice, au dévouement, à l’ab­négation; d’autre part un commandement clairvoyant qui réfléchit, qui voit loin, qui dirige toute cette énergie accumulée dans les voies parfois tortueuses qui aboutissent à la victoire finale.

C’est ce que, trente ans durant, nous avons fait pour libérer le pays de la domination française. Le ressort affectif, passionnel auquel nous avons eu recours pour mobiliser les masses et engager la lutte, et qui fai­sait défaut à beaucoup de Tunisiens, c’est le sens de la dignité et la dé­termination à défendre cette dignité quoi qu’il puisse en coûter.

La masse des Tunisiens ne ressentait aucune atteinte à sa dignité dans le fait qu’un gendarme ou un contrôleur civil exerçait son autorité sur le pays. Je puis vous assurer que dans certaines régions, nous avons créé de toutes pièces la conscience de l’humiliation. Dès lors qu’on n’avait pas affaire aux gendarmes, qu’on vivait tranquille, on ne comprenait pas les discours de Bourguiba, ses appels à la lutte, au sacrifice en vue de mettre fin à la présence du gendarme français.

C’est que la notion de dignité, en ces temps, avait un caractère nettement individualiste et ne dépassait pas les intérêts personnels, les frontières de la personne physique. A un échelon un peu plus élevé, il pouvait à la rigueur s’étendre à la famille, à l’occasion de préjudices causés au fils, d’outrages infligés à l’épouse et parfois d’injustices commises à l’égard d’un cousin.

Et voici que nous étendons le concept de dignité à la nation tout entière. Le Tunisien ressent comme un affront à sa dignité le fait qu’un contrôleur civil de Tozeur ou un officier à Médenine opprime un compatriote à l’autre bout de la Tunisie; il éprouve un sentiment d’humiliation personnelle du fait que les Français sont les maîtres de son pays.

Voilà la grande différence qui distingue les Fellagas de 1916-17; dont l’insurrection n’avait rencontré aucun écho dans le reste du pays, de ceux de 1952, avant-garde armée d’une nation entière en lutte contre la domina­tion étrangère. Ainsi, en cas de coup dur, la réaction des Tunisiens ne se produit plus dans la seule région où la répression année a sévi. Le peuple tout entier prend fait et cause pour les victimes et exerce des représailles, en d’autres points du territoire.

Il y a là un grand progrès dans l’échelle des valeurs mondes qu’il faut reconnaître chez le peuple tunisien, ou plus exactement chez la grande majorité (puisque, malheureusement, il faut faire la part d’un petit résidu demeuré réfractaire au sens d’une dignité étendue à l’ensemble de nos frères tunisiens). Chaque tunisien ressentait désormais comme une bles­sure faite à sa dignité et à sa fierté, le fait que l’Etranger était maître de son pays, même si son honneur personnel n’avait pas eu à souffrir des auto­rités françaises. Ainsi, pour ce qui me concerne je n’ai été personnel­lement ni humilie, ni brimé par aucun Français. Mais nia dignité souf­frait des humiliations et des brimades infligées à mes compatriotes et d’une façon générale à mon pays.

      En même temps que nous inculquions ce sens aux masses populaires, nous en élargissions la notion chez les dirigeants et dans l’élite intellectuelle pour qu’ils s’émeuvent du sort misérable de leur frères et le ressentent comme une humiliation inadmissible.

C’est là le profond bouleversement que nous avons opère dans les coeurs et les esprits et que nous considérions comme la base essentielle de notre action. On se contentait auparavant d’un article de journal par-ci. d’une parlote par là, toujours dans le plus grand mystère. Et les conseilleurs ne manquaient pas de gémir sur les risques d’emprisonnement et de bannissement que nous faisaient  courir nos tournées de propagande, C’est-à-dire nos contacts avec le peuple. Ces contacts étaient pour moi une nécessité pour transmettre à ce peuple ce que j’avais dans mon coeur, lui faire apercevoir la misère de sa condition, réveiller les élites de la torpeur dans laquelle elles se complaisaient, combattre les indifférences à l’égard du pauvre fellah du bled, de l’ouvrier des villes ou du paysan des campagnes, des Zlass, des Hemammas, subissant la férule de l’autorité étrangère,

Ce moteur passionnel une fois crée, mis en marche et dirige, le peuple ne s’arrête plus dans sa lutte qu’une fois atteint son objectif. Car il ne s’agit plus pour lui d’arracher les chances de victoire. Désormais, la lutte devient un élément de son bonheur; il ne peut plus abandonner le combat, car la vie pour lui est empoisonnée par le sentiment des atteintes portées, dans sa personne ou dans la personne de ses compatriotes, à sa propre dignité. Quelles que soient les réjouissances, les fêtes où il se trouve mêlé, un sentiment d’amertume est en lui qui le tourmente et le ramène au combat.

Dès lors, il ne risque pas de fléchir ou de faiblir, encore moins de se payer de mots: il n’est plus accessible aux tentatives de corruption de Français. Car c’est son propre coeur qui le pousse à agir.

Ainsi c’était au moment où je me trouvais entre les quatre murs de ma cellule, pour avoir combattu l’injustice coloniale, que je ressentais le plus la joie de vivre, parce qu’au fond de ma cellule je vivais la tète haute et la conscience tranquille.

Le ressort sentimental est à mes yeux un préalable nécessaire, mais il n’est pas suffisant.

Un Tunisien chez qui le ressort est parfaitement au point peut se laisser aller à des réactions regrettables, voire catastrophiques s’atta­quer aux prisons en vue de libérer ses frères ou attenter à la vie du pre­mier responsable de la répression colonialiste. Voilà qui ne hâterait pas la fin de la domination française.

If faut donc une autre condition une politique, une direction.

C’est ici que la raison a son rôle à jouer. Maintenant que le moteur est au point, il s’agit de vair clair : on acceptera telle réforme, on descen­dra dans la rue, on affrontera le risque d’emprisonnement… La consi­gne donnée, il faut tenir bon. Ce sont là des questions de stratégie, de tactique, de commandement, de coordination et de discipline… qui déterminent les modalités de la lutte et dont dépend l’issue finale : la victoire.

       Aujourd’hui, le peuple tunisien est parvenu a recouvrer sa dignité perdue: il est maître de ses destinées, il a en mains l’appareil du pouvoir qui va faciliter son effort et lui donner plus d’efficacité. Mais si la reconquête de la souveraineté est une victoire exaltante de la dignité nationale le chemin est encore long qui reste à parcourir. Car se pose alors le pro­blème d’édifier une nation digne de respect.

Ce peuple, en effet, qui désormais élit ses représentants, ses gouvernants, les responsables de ses destinées, se trouve dans une situation misérable, du moins dans sa grande majorité. Il est indispensable que soit rattrapé son retard et relevé son niveau, afin qu’il soit Cil mesure, selon le terme dont il m’arrive souvent de faire usage, de rejoindre le cortège de la civilisation moderne. Nous ne consentirons pas à rester en arrière.

Dans cette grande bataille de l’édification nationale, que nous avons engagée pour promouvoir un Etat et une nation évolués et que nous avons appelée la bataille suprême dans cette lutte que nous avons engagée dès que nous avons assumé les responsabilités du pouvoir, la planification re­présente une pièce de notre dispositif stratégique. Ce dispositif, Conçu pour des objectifs précis, a été arrêté après mûre réflexion.

Il est nécessaire que nous ménagions, pour gagner cette bataille, les mêmes conditions qui ont assuré le succès de notre lutte pour la libéra­tion politique : moteur d’ordre sentimental chez le peuple, compétence chez les dirigeants, méthodes rationnelles basées sur l’expérience et ana­lyse réfléchie de la conjoncture.

 

Quel est donc le moteur sentimental qu’il nous faut en l’occurrence mettre à contribution ? Eh bien ! Nous ne pouvons en trouver de meil­leur que celui qui nous a fait gagner la bataille politique.

A voir les choses de près, c’est une grande découverte que celle de la dignité comme moteur des masses dans la marche ascendante vers le pro­grès. Il faudra donc inculquer le sens de la dignité, la notion de la dignité blessée à nos concitoyens tunisiens qui vivent dans la pauvreté, le dénue­ment et la faim, même si aujourd’hui ils se sentent heureux d’être délivrés de la domination française et de la peur que leur inspirait le gendarme, même s’ils acclament 13ourguiba pour les avoir conduits à la liberté poli­tique. Tant qu’ils auront en partage le gourbi, la guenille et la faim, tant que leur niveau intellectuel sera à peine supérieur à celui de leurs bêtes, tant qu’ils n’auront pas le sentiment d’avoir pleinement réalisé leur con­dition humaine, ils ne doivent pas se déclarer satisfaits. Ils doivent se sentir humiliés, blessés dans leur dignité par leur état actuel.

De même que nous avons donné à notre compatriote tunisien du Centre et du Sud le sentiment que sa dignité était bafouée lorsque le Résident, à Tunis, humiliait un ministre ou que le Contrôleur brimait ses compa­triotes, il est nécessaire qu’il ressente le besoin d’améliorer ses conditions d’existence par son travail, qu’il aspire à mieux s’habiller, à mieux se nour­rir, à entretenir décemment sa famille, à instruire ses enfants, à se soigner, en un mot à vivre honorablement comme les peuples évolués, faute de quoi sa dignité est compromise.

Lourde tâche. Il n’est pas aisé en effet d’inculquer à un homme des sentiments inconnus de lui. Dans la situation misérable où il végète, le pauvre ne se doute pas de son indignité.

Mais peut-on, à vrai dire, affirmer qu’il n’a pas de dignité ? Pour peu que l’on touche à sa femme ou qu’on la retarde de près, le voilà qui se transforme en preux chevalier. Lance-t-on un appel au «jihad» pour la gloire de Dieu ? le voilà qui y court! Mais la misère n’arrive pas encore à créer en lui ce sentiment de dignité blessée et à le pousser à réagir. Je tue souviens d’avoir rencontré un riche propriétaire daim lin modeste gourbi. Spectacle effarant ! Nous devons combattre ce genre d’inconscience et inculquer une nouvelle notion de la dignité. Un élan doit être imprimé au Tunisien pour qu’il soit de plus en plus porté à s’élever au-dessus du niveau de la bête. Il faut qu’il comprenne la vraie signification de sa na­ture. A nous de l’y aider en lui inculquant les notions de fierté, de respect de soi-même et d’autrui.

La bataille que nous engageons maintenant englobe tous les Tuni­siens et principalement les riches et les notables. En effet, ceux qui s’ha­billent convenablement, qui envoient leurs enfants à l’école, qui vivent décemment, devront se sentir blessés dans leur dignité au spectacle de la misère de leurs concitoyens et frères qui souffrent de la faim et du dénue­ment.

Nous devons donc reprendre, sur le plan des préoccupations écono­miques, la propagande menée naguère contre la domination étrangère et ses humiliations.

Avec cette différence qu’aujourd’hui nous sommes assurés que la propagande pour l’édification du pays ne conduira plus, connue du temps Du protectorat, à la prison. II nous faut donc recourir aux mêmes facteurs aux mêmes atouts : le moteur d’ordre sentimental et les ressources de la raison. Une fois le moteur affectif mis au point. L’intelligence doit guider nos pas. Finis les temps des aumônes de l’Achoura par exemple où en donnant quatre sous, une poignée de blé, on croyait pourvoir à la misère des nuées de mendiants… Avec l’espoir d’avoir le double dans l’au-delà. Notre méthode est tout autre. Elle se réfère à des données scientifiques, aux lumières de la raison et aux expériences des autres.

Parmi  les moyens les Plus rapides et les plus sûrs d’atteindre nos objectifs. nous avons la planification. Vous vous rappelez comment nous avons procédé. J’ai fait appel aux sentiments, aux cœurs des Tunisiens. J’ai encouragé les initiatives privées, et poussé à l’effort créateur. De nombreuses usines ont vu le jour. de vastes superficies ont été défrichées  et plantées: des routes, des écoles ont été construites. C’étaient là des efforts très méritoires, mais quelque peu anarchiques. Le moment était venu de mettre de l’ordre dans l’ensemble de nos activités et de les discipliner sous l’empire de la raison. Pour assurer leur bonne marche, ces activités devaient être suivies de plus près.  Elles devaient être coordonnées par un organisme qui voie les problèmes de haut, qui soit outillé pour apercevoir les intérêts lointains et qui disposât de puissants moyens. Cet organisme, c’est l’Etat, ce sont les responsables du gouvernement.

Mais, comme l’état œuvre pour le bien de la Nation, il tient à ne pas imposer ses points de vue: il s’attache à faire participer le peuple à cette bataille comme ce fut le cas lors de la bataille politique. Nous exposons donc nos conceptions, telles qu’elles ont été élaborées à la lumière de l’expérience, et nous demandons aux spécialistes du commerce, de l’industrie et des autres secteurs d’émettre leurs avis.

Ainsi le peuple  contribue pour sa part à définir l’orientation des activités planifiées et à établir des priorités. De la sorte on évite l’anarchie et les heurts. Car il se peut que chaque secteur réussisse dans son domaine, et que faute de coordination, cette somme de réussites se traduise par une catastrophe sur le plan national, un producteur de tomates peut inonder le marché de ses produits: un autre de ses artichauts; des artisans du ter forgé peuvent fabriquer à tour de bras des objets de tous ordres: mais tous s’exposent à une ruineuse mévente, si la coordination fait défaut.

Dans mon allocution d’El Habibia j’ai souligné à titre d’exemple la rigueur des prévisions qui doit imposer un calendrier de réalisation, ainsi que les liens de solidarité qui existent entre les différents secteurs de production. Un ordre de priorité commande la succession des activités et assure la parfaite harmonie de l’ensemble.

Le programme exige chez les responsables de la compétence orienter et coordonner, et chez nos concitoyens une discipline à toute épreuve pour gagner la bataille de la planification. Nous avons fait appel à des intelligences, à des spécialistes de cher nous. Nous sommes disposés à nous faire assister de techniciens étrangers, étant entendu que le patronage et l’orientation reviennent à l’Etat qui, plus que tout autre, plus que n’importe quel expert, connaît la conjoncture, les possibilités et les hommes de Tunisie.

Comme vous le voyez, nous pensons à tout. Nous prenons des ga­ranties.

Parmi ces garanties, la participation des formations et organisations, des cellules et syndicats, la discipline et l’enthousiasme  du peuple comptent au premier chef.

La discipline peut être obtenue de deux façons. Il y a la manière forte. L’Etat est assez puissant pour empêcher quelqu’un de poursuivre son activité, pour fermer son établissement, pour le jeter en prison ou même l’envoyer à la potence. Il n’est pas difficile de trouver des prétextes pour sévir.

Mais en Tunisie, nous avons notre méthode qui est celle du Néo­Destour : elle consiste à réaliser la coordination et la discipline par la persuasion et la libre adhésion. Le sacrifice d’un peu de liberté devient aisé pour celui qui souffre de la misère de ses compatriotes; il se rend Compte qu’en exécutant les consignes précises du gouvernement, il contribue à améliorer le sort de ses frères, protégeant du même coup sa propre digni­té. En assurant plus de dignité aux autres membres de la nation, il aura le sentiment d’avoir sauvegardé la sienne propre. C’est pourquoi il accepte d’être discipliné. Il finit par renoncer à certaines pratique à cer­taines routines. Il admet par exemple que dans certaines terres, lorsqu’on supprime les cultures céréalières, la pauvreté recule. Il suit les conseils des experts qui estiment plus rentable dans certaines régions de substi­tuer aux cultures céréalières les plantations d’arbres fruitiers. Il sait que leurs conclusions sont établies sur des études prêtrises portant sur le sol, la pluviométrie, le ruissellement, les eaux souterraines, et tant d’autres éléments.

Lorsque l’Etat interdit les ensemencements de blé sur ses terres, leurs propriétaires seront portés à s’étonner d’une pareille mesure. Continuer à se fier à la Providence et à exploiter le sol avec des moyens archaïques, à la manière des ancêtres, n’est plus de notre temps. Ces pratiques sont à supprimer. Les terres qui s’y prêtent doivent être plantées d’abricotiers. Les plants seront fournis par l’état. Des techniciens viendront sur place pour initier les exploitants aux soins à donner à ces arbres Bottiers

On peut citer  un, autre exemple où s’impose la limitation de la liberté d’entreprise il arrive que l’Etat s’oppose à la construction d’une usine parce que les fonds à y investir seraient plus utiles pour financer des installations portuaires. Car, à défaut de ports bien équipés, comment exporter les produits fabriqués par l’usine ? Voilà l’intérêt de coordonner les efforts et de respecter la discipline qu’implique la planification.

Il est évident que le citoyen dont le niveau moral est élevé il Conscience que sa dignité personnelle est illusoire tant que lit majorité  de la Nation croupit dans la misère. Aussi consent-il plus facilement à souffrir des restrictions à sa liberté et accepte-t-il plus aisément les directives du planificateur et les servitudes du Plan.

Accepter que la liberté soit ainsi amputée exige une profonde transformation des esprits. Il d’une véritable révolution entreprise suit Le plan  psychologique pour assurer le succès du Plan le jour où il sera mis à exécution. Jusqu’ici, nous procédons à la préparation des esprits. Lorsque nous passerons au stade de I’exécution. Je vous parlerai de ce qu’il nous faudra faire dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie, de l’écoulement de nos huiles, viande poisson, etc… – La présente campagne est semblable à celle qui. Naguère, m’avait permis de m’assurer le soutien  d’une élite, d’une fraction considérable du peuple à laquel­le j’ai réussi à donner une autre Conception, une autre échelle des valeurs. Ces hommes avaient fini par acquérir une nouvelle notion de la dignité. Ils se sont jetés dans la bagarre, n’hésitant pas à sacrifier leur vie. Ils sont affrontés les balles, les camps de déportation et les prisons pour libérer leur pays. Ils ne pouvaient plus supporter la vie, tant que leur partie demeurait privée de sa souveraineté et de son indépendance, une nouvelle conception de la solidarité nationale était née. Un genre de socialisme en somme

Ce vocable éveille certaines craintes. Cependant l’évolution des rapports entre les citoyens est l’ondée sur le socialisme. Jamais dans le passé les Tunisiens n’avaient eu le sentiment aussi vif de leur association. La patrie est leur bien commun, ils sont solidaires dans le meilleur comme dans le pire. Le Tunisien est aujourd’hui porté  à s’indigner quand il voit mi concitoyen dans la misère. D’où sa disposition à accepter que soit ré­duite sa liberté d’entreprise, car il sait que son adhésion  à une discipline librement consentie, Jointe à un plan rationnel et dans une dizaine d’années sur la fin de la misère.

Notre objectif est de relever en dix ans, le revenu individuel a cinquante dinars. Si ce minimum arrive à être dépassé ce sera tant mieux. Comme chaque  homme valide dans ce pays a au moins une dizaine des personnes à sa charge, le revenu familial en sera d’autant multiplié à ce compte. La misère aura vécu en Tunisie. Finies la mendicité. Les guenilles, l’existence recluse des femmes qui ne peuvent quitter leurs demeures faute de vêtements décents. La vie les gourbis ou  la tenté dans le désert avec polir tout bien un chien squelettique et une poule traînant un quarteron de poussins.

Autant de spectacles qu’il nous faut bannir. Voilà à quoi vous devez réfléchir. Ce genre de situations doit vous choquer, provoquer votre colère, votre bonne colère. Quand on l’éprouve, il est facile de se con­vaincre qu’il est nécessaire  de limiter la liberté, de faire preuve de dis­cipline, de cohésion. Le succès est au bout.

 

Les facteurs qui permettent le succès de la bataille pour le plan doi­vent partir du coeur et de la raison, cette bataille ne sera menée à bien qu’une fois établi que l’enjeu en est la dignité de l’homme sans laquelle la vie ne vaut pas d’ètre vécue. Si une part importante de cette dignité a déjà été assurée par la restauration de la souveraineté nationale, il faut la compléter par le relèvement du niveau de vie général.

Considérons un autre aspect du problème! Dans l’action de longue haleine que nous envisageons, nous aurons besoin de capitaux qui sont des outils de production. Ces seront investis dans des entreprises rentables. Pour les réunir, il sera nécessaire de restreindre la liberté de dépenser et de thésauriser. Cacher son argent dans des jarres, sous le matelas, n’est plus de mise. Cet Etat n’est plus celui des Beys. Il ne spolie pas. Il faut faire fructifier l’argent. Tout le monde y trouvera son Compte. La circulation fiduciaire ne peut qu’être favorable à économie nationale.

« On ne sait jamais ce qui peut arriver, diront les thésauriseurs. Personne lie sait de quoi demain sent fait! » A ces inquiets que hante l’avenir, je dis. « N’ayez crainte. Cet Etat ne vous abandonnera pas dans Voile vieillesse. Le Jour où la nation sera prospère, tous ses enfants béné­ficieront de sa prospérité. La sécurité, dan la vieillesse, sera assurée ». Mais pour y parvenir, il faut que tout le monde travaille. Ceux qui ne savent ou ne peinent travailler n’ont qu’il investir leurs capitaux. Ils ne seront ras volés. En cas de nécessité, ils auront toujours la faculté de les retirer de la banque, de la caisse d’épargne ou de leur compte courant postal. Ils ne coulent aucun risque il les confier aux caisses publiques ou aux établissement bancaires. L’Etat n’est pas menacé de faillite.

D’autre part la banque ne peut pas courir le risque de retrait massif. Le banquier qui le sait peut faire des investissements dont une part des revenus est servie sous forme d’intérêt aux dépositaires à terme.

Bref, le dépôt en banque est loin d’être une loterie. Aucun risque de tirer un mauvais numéro.

Mauvaise habitude, ajouterai-Je, que celle qui consiste à immobiliser des capitaux dans des achats d’or ou de bijoux.

Une fois conscients’ qu’il est indispensable d’assurer la dignité de l’homme et confiants dans le succès de l’entreprise. vous estimerez à peu de chose les sacrifices qui vous sont demandés, surtout si vous les comparez à ceux qui ont été consentis lorsque nous avons fait découvrir au peuple le sentiment de la dignité et l’avons convaincu de l’efficacité de notre stratégie au point qu’il a affronté les halles.

Fout ce que nous vous demandons aujourd’hui c’est de travailler pour votre bien et le bien de tous. Quand à ceux qui s’érigent cri défenseurs de la liberté individuelle, du secteur privé, de la libre entreprise, nous leur disons que le Plan sert l’intérêt de tous, sans exception. Si vous n’en êtes pas convaincus, nous sommes disposés à confronter mec vous nos points de vue.

Si par hasard une erreur se glissait dans nos prévisions, si l’expérien­ce prouvait que nous avons tort sur un point quelconque, je ne vois aucun inconvénient à apporter les correctifs nécessaires. Nous ne sommes pas infaillibles.

Ce qui est certain, c’est que noue sommes animés de bonnes intentions. Notre action se propose le bien de la Nation. Nous cherchons les raccourcis pour atteindre le but.

Certes, l’entreprise impose quelque limitation aux libertés individuelles. Nous n’avons envisagé ce moyen que pince que seule, dans notre situation, l’action collective est efficace. Individuels, les efforts lie sont que disparates. Divergents, ils risquent de se neutraliser et même de devenir néfastes. Au contraire, I’effort Collectif’, harmonieusement orchestré, est aussi efficace qui une opération d’ensemble déclenchée par une armée. C’est parce qu’une aimée est disciplinée que des hommes aussi nombreux que ses soldats, qui la composent lie peuvent lui Grâce à l’unité de commandement et à la discipline, l’armée acquiert une grande efficacité.

Nous ne prétendons pas pour autant embrigader les gens mu les in­corporer dans des régiments. Tout ce que nous demandons, c’est que l’on suive nos Cependant nous tenons à préserver quelque initiative. Nous saurons fermer les yeux quand il s’agira de manquements peu graves, de vétilles. Par contre nous serons intraitables quand il s’agira de sabotage. Des gens pourront dire : « Le pays va-t-il donc un vaste camp militaire ? J’ai servi sous les drapeaux pendant un an N’est-ce pas suffisant ? Dois-je rester embrigadé la vie durant ?» Pour ceux-là, un travail du s’impose. II faut obtenir leur libre et consentement et leur insuffler l’enthousiasme. Les arguments ne manquent pas. Les meilleurs sont que le succès du plan conditionne la dignité de tous et que le relèvement du niveau de la Nation renforce notre prestige à l’étranger. Connaissant les Tunisiens Comme je les connais, je suis sûr qu’ils seront sensibles à ce raisonnement. Ils ne me décevront pas. J’ai l’habitude de m’adresser à eux. Rien ne les émeut autant que le langage qui part du cœur.

Mais la planification détermine si rigoureusement le succès de la bataille engagée, l’enjeu est tellement important que je ne puis me permettre aucun sentiment de pitié, aucune faiblesse, quand il de frapper les saboteurs. Ils agiraient, s’il s’en trouve par ignorance ou obstination, malgré toute cette campagne de vulgarisation, tous ces discours, ce travail de persuasion, ces arguments si probants. Ils ne peuvent espérer de ma part aucune mansuétude. Ils seront sévèrement châtiés.

Je sais qu’il y a des hommes aigris, d’autres incapable de s’arracher aux habitudes ancestrales et de s’adapter : ceux-là se refuseront a se joindre à la nation dans son effort collectif. Nous leurs ménagerons le sort na­guère réservé à ceux qui étaient dans nos rangs, à l’époque de la résistance, et qui trahissaient auprès de officiers ou de la police française. Eux aussi, si nous les laissions faire, voueraient nos efforts à l’échec. C’est pourquoi notre vigilance doit être à la mesure de votre enthousiasme.

Tout comme moi, vous ne tolérerez dérobade, aucune défection de ceux qui voudraient aujourd’hui rallier le camp de notre ennemi, c’est à dire se ranger contre nous sous la bannière du sous-développement. Je citerai a titre d’exemple ceux qui écument le marché de la viande et qui, poursuivant des intérêts sordides, n’hésitent pas à tenter de compromettre un programme conçu par l’État polit saliver le cheptel tunisien et assurer la subsistance aux déshérités. Ces criminels qui vont jusqu’à écouler leurs marchandises à perter pour saboter une entreprise officielle d’intérêt national, ne méritent-ils pas la peine capitale ?

Avant de clore ce discours, je voudrais, attirer Notre attention sur les questions de personnes. Certains esprits mal intentionnés vous diront: «Si Habib a toute notre confiance. Nous le connaissons bien. Quant à Si Ahmed Ben Salah et à son équipe, quelle confiance peuvent-ils inspirer ? Peut-être même Si Habib quelque idée derrière la tête? Ne se pro­pose-t-il pas de discréditer Ben Salah ?» Ils voit même jusqu’à accuser M. Ben Salah de communisme.

Je tiens à proclamer que je suis le premier responsable des actes de mon gouvernement. Si j’ai désigné M. Ben Salah au qu’il occupe, si je lui ai confié cette importante mission, c’est parce qu’à la tète du Secré­tariat d’État à la Santé Publique et aux Affaires Sociales, comme à la tète de son actuel département, il a fait preuve d’un esprit d’équipe remarqua­ble. C’est là une qualité très importante. Il y a des hommes qui ont de la valeur mais manquent d’esprit coopératif. Titulaires de diplômes universitaires appréciés, ils n’en sont que plus présomptueux et méprisants à l’égard des autres. Ils en arrivent aux débordements. C’est pourquoi la capacité de M. Ben Salah de coopérer, de travailler en équipe est d’autant plus remarquable que ses collaborateurs ne manquent pas de personnalité. Tous ont leurs titres et leur valeur, M. Ben joint donc au dé­vouement à la chose publique le tact et l’esprit d’équipe. Il force le respect et suscite l’enthousiasme autour de lui. L’équine qui l’entoure et dont vous connaisses la plupart des membres, travaille dans une atmosphère de famille, dans le respect mutuel, jour et nuit à telle enseigne que j’en suis arrivé à craindre pour leur santé et à leur conseiller de se ménager.

De plus, vous savez que je surveille tout et que rien ne se fait à mon insu. De celle façon je crois avoir coupé l’herbe sous les pieds (le ceux qui, lotit en me ménageant personnellement, jettent la suspicion sur rues col­laborateurs. Ils ne s’en prennent pas directement à moi. Mais lorsqu’ils s’attaquent à mes collaborateurs qui jouissent de ma confiance et sans les­quels je ne peux travailler ni espérer de succès, c’est comme s’ils s’attaquaient à moi. Ils dénigrent l’Etat indirectement, par les moyens détour­nes que leur dicte leur duplicité.

Prenez garde à leurs propos malveillants. Répondez-leur que le Chef de l’Etat a l’expérience des hommes qu’il pratique depuis trente ans. Il saut les juger et n’accorde sa confiance qu’à bon escient. Dites-leur que s’ils veulent discuter du flan, personne ne se dérobe à la discussion. Interrompez-les quand ils se mettent à dénigrer les membres du gouvernement. Engagez-les plutôt à travailler et à cesser leurs propos fielleux. Si vous découvrez qu’ils tentent quelque action de sabotage, n’hésitez pas à mettre le holà. Dites-leur qu’ils sont plus dangereux que le colonialisme ou que tel traître qui tournait casaque au plus dur de la bataille, à l’époque de notre combat pour la vie ou la mort, lorsque nous luttions pour la dignité nationale. Nous ne tolérerons pas la mauvaise foi et I’hypocrisie. Nous sommes engagés dans cette nouvelle bataille en tant que soldats convaincus et disciplinés. On nous jugera aux résultats.

Si un jour, il s’avère qu’il y a eu erreur, je suis là. Il n’y a pas d’écran entre le peuple et son président. On sait que Bourguiba ne persiste pas dans l’erreur. Je ne suis pas infaillible et il est de mon devoir d’ap­porter les correctifs qui s’imposent. Je ne m’obstine pas lorsque j’ai tort. Je ne demande pas mieux que d’en être éclairé.

Mais en tout état de cause, il ne faut avoir aucune crainte en ce qui concerne les procédés d’élaboration du Plan et son exécution. Les responsables comme leur chef réunissent toutes les garanties du succès : efficacité, dévouement, compétence. Les instruments de ce succès font l’objet de tous nos soins. Nous sommes en train de les rassembler tout en mesurant nos pas. Nous établissons des prévisions aussi précises que possible. Notre objectif est le bien de tous. Notre voie est la plus courte, c’est à dire celle de la solidarité, de l’association en tarit que membres d’une seule famille, unis dans le meilleur comme dans le pire, pour tout dire, c’est la voie du socialisme néo-destourien.

 

Telles sont les vertus que je voudrais vous inculquer, que je voudrais vous insuffler, le moteur dont je voudrais vous animer. Si j’ob­tiens ce résultat, dans ce monde ou dans je serai tranquille sur le soit de la Nation.

Or ces vertus ne nous sont pas étrangères. Elles caractérisaient les compagnons du Prophète, au premier siècle de l’Islam. Socialistes avant la lettre, ils se considéraient comme les membres d’une même famille. Au­cun individualisme ne les sollicitait. Personne parmi eux ne cherchait à s’enrichir aux dépens des autres. Tous œuvraient pour le bien commun.

Retournant aux sources de l’Islam, nous devons les imiter dans leur abnégation, leur amour du prochain et leur sens de la solidarité. Le salarié est un frère pour l’employeur. Voilà le socialisme authentique.

Si j’opte pour le socialisme, je n’en demeure pas moins opposé à la lutte des classes. Je ne crois pas à la nécessité de la lutte entre les hommes. ta haine lie doit pas les séparer. Si elle s’installe, elle dégénérera cri guerre d’extermination. Car l’une des deux classes opposées devra disparaître.

A mon sens, si les hommes cil viennent il la violence c’est par igno­rance, une sorte de myopie qui empêche de distinguer le véritable intérêt.

Quand il s’agit de faire la guerre, je sais être ferrite et violent au besoin, mais je n’engage la guerre que contre la tyrannie, l’oppression, l’agression ou les parasites. Je ne fais pas la guerre aux hommes en tant que tels. Nous n’avons pas lutté contre les Français parce qu’ils sont Fran­çais mais parce qu’ils sont colonialistes, oppresseurs et conquérants. Aussitôt que les causes de la guerre disparaissent, l’élan, le moteur s’arrêtent, qui poussaient l’homme à lutter, à tuer, à détruire. Il sent la né­cessité de la collaboration. Des rapports amicaux et fraternels se substi­tuent à la haine.

La chance de l’humanité est que les motifs de collaboration entre les hommes ne manquent pas. Si parfois se lèvent des motifs de haine, ils ne sont qu’accidentels et plutôt dus à l’erreur, à l’aveuglement. Si en régime communiste la classe ouvrière a commis des excès, c’est qu’elle y a été con­duite par les abus des grands capitalistes. Ils ont trop exploité leurs ou­vriers. Je pense toutefois que le problème aurait pu être résolu autrement que par l’extermination des oppresseurs et par une nouvelle oppression se substituant â la précédente, avec, pour effet, de nouveau, la tyrannie et les poteaux d’exécution.

La vie humaine mérite qu’on lui accorde plus de prix. Le nouveau-né qui vient à la vie est modelable. On peut façonner son esprit de telle façon qu’il Soit touillé vers le bien. On petit lui donner une formation propre à lui permettre les inventions les plus spectaculaires, à planer dans la stratosphère, à atteindre les planètes, sans pour autant cil faire un hom­me violent, sanguinaire. II suffit de lui inculquer dès son bas âge les prin­cipes de la solidarité humaine, de l’harmonie qui doit régner entre les hommes. Il suffit de lui expliquer que son intérêt est, plutôt que de faire le mal à son prochain, de l’aider; que sa dignité ne peut être sauve que si celle de ses concitoyens l’est également.

Eduquer! Voilà notre souci constant. Ces réunions que je préside, celles tenues dans le cadre du parti ou de la centrale syndicale, n’ont pas d’autre but que d’éduquer les détenteurs de capitaux, les propriétaires fonciers aussi bien que les pauvres. Nous faisons appel au coeur et à la raison. Ce faisant nous sommes convaincus qu’il est possible de pro­mouvoir une société solidaire et fraternelle.

 

Habib Bourguiba 

Sfax, le 24 juin 1961

 

 

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