Bourguiba et l’Islam

Bourguiba et l’islam

Lotfi Hajji

Une bataille politique sous couvert de religion

Le leader islamiste Rached Ghannouchi choisit, lui, de critiquer les positions de Bourguiba sur le registre politique de l’apostasie et non sur l’aspect spirituel comme les cheikhs Ben Baz et El Quardawi. Il tente de placer le débat sur le terrain de la laïcité et de la modernité, telles qu’elles se dévoilent dans la pensée de Bourguiba. Il considère que la modernité véhiculée par l’élite bourguibienne ne représente ni le progrès scientifique la rationalité, mais la négation de l’identité d’un peuple et de son histoire, la rupture avec son environnement arabo-musulman et son rattachement à la civilisation «d’outre-mer Méditerranée ».

Pour le leader islamiste, le zaïm aurait cherché à construire l’État tunisien sur la laïcité, l’islam étant considéré dans la pensée bourguibienne comme un obstacle à la modernité et à la démocratie : « Si l’Occident s’est séparé de l’Eglise et est sorti de la féodalité vers la modernité, nous devons impérativement nous détacher de l’islam et de sa tradition et aussi de notre indépendance culturelle, économique et politique».

En résumé, Rached Ghannouchi accuse Bourguiba d’avoir fait le choix de la laïcité dans le seul but de s’opposer à l’islam et non dans la perspective de promouvoir les libertés fondamentales et individuelles, la neutralité de l’Etat à l’égard des convictions spirituelles et la souveraineté populaire. Le Mouvement de la tendance islamique prétend incarner cette opposition radicale au projet bourguibien. Certes, le MTI n’a pas accusé directement Bourguiba d’apostasie, comme l’ont osé les cheikhs orientaux. Mais il a construit son combat politique contre Bourguiba sur des registres ouvertement religieux : le jeûne du mois de Ramadan, la rupture avec ta tradition dans la détermination des mois lunaires, le statut de la femme, la nature théocratique de l’État et les relations de la Tunisie avec l’Occident.

Toutefois, il convient de s’interroger aujourd’hui sur les limites de cette «perception islamiste» du projet bourguibien et de sa perversion par le combat politique ; perversion qui empêche probablement ses acteurs (islamistes et autres) d’avoir une vision juste des conceptions bourguibiennes de la religion, telles que présentées par Bourguiba lui-même dans ses discours.

 

En fait, la position de Bourguiba sur la religion se distingue des conceptions dominantes dans les milieux populaires et islamiques qui diffusent auprès des masses une vision appauvrie, selon laquelle Bourguiba serait un adversaire de la religion. Selon nous, une telle conception caricature et instrumentalise à outrance certaines positions bourguibiennes relevant de la provocation comme, au début des années 1960, sa mise en scène publique de la rupture du jeûne, ou bien encore certaines de ses réformes audacieuses comme l’interdiction de la polygamie qu’aucun autre dirigeant arabo-musulman n’est jamais parvenu à imposer.

Soulever ces questions est devenu une nécessité en raison de la contradiction flagrante qui réside dans la démarche des détracteurs du bourguibisme ; ces derniers s’appuient entièrement sur la thèse de l’apostasie et recourent à la diffamation. Or, la démarche de Bourguiba n’a jamais réfuté l’islam et n’a jamais appelé, ne serait-ce qu’une seule fois, à la rupture avec la religion. Le zaïm tunisien a œuvré pour le renouvellement de la pensée, ce qu’aucun chef d’Etat d’un pays arabo-musulman n’a osé entreprendre avant lui. L’ampleur de son projet rejoint l’essentiel des idées des grands réformateurs contemporains.

 

 

Caractéristiques de l’islam dans l’optique bourguibienne

L’islam : une religion de la libération

 

Dès 1956, Bourguiba cherche à mettre en évidence les finalités pratiques de la religion musulmane. Il utilise son contact direct avec l’opinion publique et les cadres du nouvel État pour expliciter et diffuser cette nouvelle pensée ; son objectif est de faire reculer les perceptions erronées de la religion qui ont servi de prétexte à l’immobilisme et ont formé un obstacle au progrès et aux avancées du monde moderne. Quinze jours seulement après l’indépendance du pays, à la tribune de l’Association tunisienne des jeunes musulmans, Bourguiba exhorte ainsi son auditoire « en sa qualité de musulman et de frère dans la foi », à une meilleure compréhension des obligations de l’ère moderne. Il rappelle qu’il ne faut pas prendre prétexte de la religion pour se tenir hors de la civilisation et de la culture qui font de l’individu l’outil de la renaissance de la Nation.

 

Dans la vision bourguibienne, l’islam est la religion de la libération. Le message de Dieu vise à libérer les nations du paganisme et à la purification des esprits et des âmes. Selon Bourguiba, l’islam a libéré la génération qui a été le réceptacle du message prophétique. En atteignant les plus hauts degrés de l’humain, les compagnons ont libéré à leur tour d’autres peuples. Dans plusieurs de ses discours, le zaïm insiste sur que l’islam constitue une force dirigée vers l’avenir, le progrès et la disparition des chaînes qui entravent les capacités humaines. La sauvegarde de l’islam est une priorité. Bourguiba est convaincu que le jeune Etat tunisien est voué à cet objectif ultime, l’islam ne pouvant en aucun cas devenir un obstacle dans la voie du progrès et de l’élévation. Sans bases culturelles solides, l’indépendance politique ne serait que pure illusion.

 

Bourguiba souhaite mettre en relief les bases théoriques de sa réformatrice et libératrice. Il se perçoit ainsi comme le continuateur des réformistes musulmans et des rénovateurs qui se sont appuyés sur les finalités de libération contenues dans les textes, tels Khéreddine Pacha, Ibn Abi Dhiaf et Jamaleddine Afghani. Pour lui, ce qu’a connu la Tunisie à la fin du XIXe siècle n’est que « le souffle d’une pensée religieuse dans un mouvement réformateur, cherchant à débarrasser le pays du danger grâce aux justes principes de l’islam, débarrassé des pensées et des pratiques déviantes. Les livres du ministre Khéreddine, d’Ibn Abi Dhiaf et du cheikh Mohamed Bayrem en Tunisie sont les meilleures références et exemples de la vitalité de la pensée réformatrice». Ils ont en cela anticipé le mouvement réformateur en Orient initié par Afghan.

Le rôle de l’islam dans la lutte contre le colonisateur

Toutefois, l’intérêt de Bourguiba pour l’islam n’a pu commencer avec les impératifs de l’édification de l’Etal tunisien. Quelques jours après l’indépendance, il a d’ailleurs rappelé dans que le sentiment religieux musulman était la meilleure référence pour engager les Tunisiens et accroître la détermination des leaders qui ont pris le commandement de la Nation pour le combat qui a abouti à la sauver de la catastrophe du colonialisme : «Pour moi-même, ce sentiment fut d’un très grand secours au plus profond de mon être depuis mon enfance, à cause de ce que j’ai vu de l’injustice et de la répression, et de ce que supportait le musulman indigène de pratiques humiliantes».

Dans son contact direct avec les masses populaires, le zaïm développe longuement le rôle de l’islam dans l’élaboration de l’esprit de résistance face à la répression coloniale.

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