Bourguiba : le Sahara – 5 février 1959 (traduction)

Tunis, le 5 février 1959

 

Discours de Bourguiba :

Les frontières et le Sahara

 

(…) En attendant que la France prenne une position claire sur la base des grandes lignes arrêtées d’un commun accord. Je crois de mon devoir de consacrer mon discours d’aujourd’hui non pas aux nombreux événements de dernières semaines qui seraient autant de sujets valables d’entretien, mais à un problème important, qui intéresse directement l’Etat dans la mesure où il met en cause sa consistance géographique. Il s’agit des frontières méridionales de la Tunisie, avec la Libye et avec l’Algérie, les frontières du Sud-Est et du Sud-Ouest. Ce problème des frontières est nécessairement lié au sort de l’espace compris entre les frontières libyenne et algérienne. C’est-à-dire à la part de la Tunisie dans le Sahara. Les frontières actuelles s’arrêtent en effet aux portes du Sahara. Le problème est donc à la fois celui des frontières de la Tunisie et du Sahara tunisien.

Le problème des frontières méridionales, du Sud-Est et du Sud-Ouest de la Tunisie :

La question des frontières ne date pas d’aujourd’hui. Je l’ai déjà évoquée au cours de mon voyage dans le Sud. Mais par principe et par tempérament, nous préférions aborder les problèmes et les résoudre un à un, tout problème réglé facilitant la solution du suivant. Dans mon discours de Sfax, j’ai eu l’occasion de vous dire que tout s’était passé au mieux et que j’avais pu visiter tous les lieux inscrits au programme, sauf Fort Saint. Ce fut la seule ombre au tableau. Il s’est révélé que nous n’étions pas d’accord avec les autorités françaises sur le point de savoir si Fort saint relevait de la souveraineté tunisienne ou de l’autorité française en Algérie. J’ajoutais que cette divergence risquait d’être fort gênant et en particulier d’empêcher la conclusion d’accords que nous ne pouvons signer avant que la question soit réglée. Nous étions précisément occupés à mettre la dernière main à la convention sur les biens domaniaux.

L’accord sur Fort Saint :

Vous avez tous compris que nous étions décidés à ne pas signer cette convention avant d’avoir réglé le cas de Fort Saint. Vous savez que la convention a été signée au cours d’une cérémonie officielle, il y a un peu plus d’une semaine dans le cadre des pourparlers avec M. Bloch Lainé et ses collaborateurs. L’accord intervenu en pleine bataille du dinar était d’un bon augure. Vous en avez sans doute déduit que l’affaire était close, conformément aux conditions posées par le gouvernement.

Le fait est que le cas de Fort Saint est réglé. Nos droits ont été reconnus sur le Fort, l’aérodrome et le puits.

Auparavant ces droits nous étaient contestés. Les militaires étaient formels. Nous l’avons vu lors de l’évacuation et même avant lorsque les troupes françaises stationnaient encore dans le Sud. Nous avions envoyé dans ces régions une commission d’inspection composée de représentants de l’Armée, de la Garde Nationale, de la Sécurité Nationale, des Douanes et des P.T.T. La commission a fait son rapport. Lorsqu’elle est arrivée à proximité de Fort Saint, le Commandant de la garnison française s’est porté au-devant d’elle pour lui signaler que le fort se trouvait en « territoire français », ce qui voulait dire en territoire algérien considéré comme territoire français et partant, en dehors du territoire tunisien.

C’est là que nous avons dû exciper que l’endroit porte le nom de Lucien Saint, qui fut Résident en Tunisie et non pas, autant que nous sachions, Gouverneur de l’Algérie.

Est-il concevable que l’autorité en Algérie donne à un lieu de ce pays le nom d’un résident en Tunisie ? Voilà comment nous avons été réduits à tirer argument du passage de Lucien Saint en Tunisie !

Il semble qu’on a fini par admettre que la prétention était exorbitante. Nous avons pu constater, en effet, un léger progrès dans le cadre des pourparlers sur les biens domaniaux. On s’est déclaré disposé à nous céder le fort, mais sans le puits et l’aérodrome. On voulait faire passer la frontière algéro-tunisienne entre le fort et le puits, l’aérodrome se trouvant scindé en deux par le partage. C’était un défi au bon sens. Nous avons refusé. On s’est finalement résigné à nous abandonner le tout : fort, puits et aérodrome. Voilà pourquoi nous avons signé la convention.

 

Des documents à faire valoir :

Mais aussitôt la signature apposée, nous avons adressé une lettre faisant état de nos réserves pour ce qui touche aux frontières. En d’autres termes, nous n’entendons pas reconnaître, en acceptant ce transfert, que la frontière méridionale de la Tunisie s’arrête là. C’est une question grave. Il y a des documents à faire valoir. Tel est le sens de la lettre écrite le 24 janvier par le secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères pour réserver nos droits en ce qu’il s’agit de fixer nos frontières aussi bien côté Libye que côté Algérie.

Il ne s’agit pas des frontières de l’époque Fatimides, Obeïdites ou Hafsides, quand le domaine de la souveraineté tunisienne s’étendait jusqu’au Caire, à l’Est, et à Fez, à l’Ouest. Les frontières revendiquées sont celles dont le tracé a été approuvé par l’autorité française elle-même du temps où elle contrôlait la Tunisie.

Il est heureux que le tracé des frontières ait pu être officiellement établi, après accord entre l’autorité du moment en Tunisie et les autorités de l’extérieur, aussi bien pour la partie tournée vers la Libye que pour la partie tournées vers l’Algérie. Nous aurions pu contester les dispositions arrêtées par les autorités françaises, surtout lorsque, dans le cas de la frontière qui nous sépare de l’Algérie notamment, le caractère unilatéral de ces dispositions ne fait pas de doute. Nous ne l’avons pas fait. Nous avons accepté ce qui a été fait et consacré par des textes. Les documents qui en font foi sont toujours là. La France, en se retirant, ne les a pas emportés.

 

S’agit-il du côté libyen de nos frontières ?

En 1910, une commission fut désignée par décret beylical du 9 février pour aller à la rencontre d’une commission ottomane. Cela se passait un an, avant l’occupation italienne. Partie de Gabès, la délégation tunisienne arrivait le 5 avril à Tripoli. Des documents que j’ai sous les yeux, il ressort qu’elle était composée de :

MM. Desportes de la Force ; Jules Le Bœuf ; Meullé Desjardins ; et, pour mémoire, de Si Sghair E1 Mekadmini, cadi du Djebel Labiod (c’est le nom qu’on donnait à Tataouine à l’époque) ; Une lettre de M. Roy, Secrétaire général du gouvernement tunisien, demandait que Si El Mekadmini fût invité à rejoindre la délégation, histoire d’y inclure l’indispensable figurant tunisien.

La délégation ottomane comprenait :

MM. Ahmed Rachid ; Mohamed Taoufik ; Essayed Daoud ; Djamil.

Nous avons retrouvé l’original d’une lettre signée du Résident Général, M. Alapetite, et transmettant un exemplaire de l’accord fixant les frontières entre la Tunisie et la Libye, signé à « Tripoli de Barbarie » le 19 mai 1910. À l’exemplaire, étaient jointes deux cartes annexées. La commission a fixé le tracé de la frontière en partant d’un lieu dit Ras Ad-Djedir, sur la côte, au-delà de Ben Gardane. Après avoir planté tous les dix ou quinze kilomètres une borne sur itinéraire, elle a abouti à la borne n° 233, au lieu dit Garat El Hamel.

Le dernier élément de la frontière, précise le texte de la convention, se dirigera enfin vers le Sud jusqu’à un point situé à 15 kilomètres au Sud du parallèle de Ghadamès.

Tel est le contenu de la convention signée le 19 mai 1910 par des délégués français assistés d’un cadi et agissant au nom du Bey, en même temps que par quatre officiers turcs représentant leur pays. Peut-on récuser cet accord ? Pour notre part, nous l’avons accepté.

 

Un accord signé par M. Alapetitte :

Pour fixer la frontière avec l’Algérie, une procédure analogue a été suivie depuis Tabarka, au Nord, jusqu’au Sud. L’opération remonte du reste à 1901. La commission mixte réunie à cet effet était composée de Français de Tunisie et d’Algérie. Sur une grande carte que j’ai devant moi, figure en rouge le tracé arrêté d’un commun accord et résultant d’un compromis entre les exigences des deux parties en présence figurées par deux tracés en noir. La ligne retenue se dirige vers le Sud en passant par des repères nettement définis et s’arrête à bir Romane, sur le parallèle de bir beressof. Le puits est toujours là.

L’accord a été approuvé par le décret beylical revêtu du sceau de Mohamed El Hédi Bey. Voilà donc une affaire réglée depuis 1901 ainsi qu’en fait foi des textes d’une autorité inattaquable. Il est vrai qu’aucune contestation n’a été soulevée en ce qui concerne bir Romane. La divergence porte sur la frontière avec la Libye qui doit normalement aboutir à Garat El Hamel, point 233. Si nous considérons la position de Fort Saint, que nous venons de récupérer, nous constatons qu’elle est voisine de la borne 220. C’est là que l’on veut arrêter notre frontière, au mépris de la convention signée dans les conditions que je vienne de rappeler. Il n’est cependant pas de question du Sahara ou de la part qui doit nous revenir dans l’espace. Il s’agit de frontières dont le tracé est rigoureusement établi et repéré. On ne peut escamoter purement et simplement 13 bornes et oublier M. Alapetitte.

Il n’y a vraiment pas de matière à controverses. Nous revendiquons des droits incontestables et déjà reconnus du côté français. De même que nous avons invoqué la caution de Lucien Saint, nous sommes amenés à nous prévaloir de l’autorité d’Alapetitte.

Problème de frontières, problème fondamental. Nous sommes en train d’organiser nos forces pour assurer la garde des frontières et faire face à nos responsabilités. Nous fondant sur des documents officiels mis au point par des français, nous voulons exercer nos responsabilités dans toutes les zones qui relèvent incontestablement de la souveraineté tunisienne et, pour le moins, jusqu’au point 233. La borne existe toujours.

Vers l’Algérie, la commission d’inspection de 1957 a pu constater une certaine négligence dans l’entretien des repères. Négligence due sans doute au fait que la frontière fût considérée comme plutôt fictive, la France étant présente des deux côtés.

 

Les portes du Sahara :

Il est par conséquent acquis que des frontières bien définies existent aussi bien du côté de la Libye que du côté de l’Algérie. Cependant, entre les deux points extrêmes de Carat El Hamel, d’une part, de bir Romane, de l’autre, il existe une brèche importante, de la largeur de la Tunisie. Quel sort a été réservé à cette brèche ? Pourquoi aucune commission ne s’est-elle préoccupée de fixer la frontière du Sud ?

 

Premier objectif, récupérer le tronçon des frontières aboutissant à Garat El Hamel:

Pourquoi s’en est-on tenu aux points extrêmes des deux frontières, fermant ainsi la Tunisie sur le Sud ? Sans doute, parce que, une fois atteintes les portes du Sahara, on a estimé que les frontières seraient sans objet. Le Sahara, espace immense et peu habité est considéré comme un océan dont la vocation est d’être un trait d’union et une zone de communications et d’échanges entre notre pays et les autres pays de l’Afrique. La position de la Tunisie à cet égard n’est pas différente de celle d’autres pays riverains : une fenêtre sur la mer, une autre sur le Sahara. Arrivés à ce point, on a dû penser qu’il était inutile d’aller plus loin. Chaque pays a son prolongement naturel dans le Sahara.

Toutefois, les Français seront avisés de relier par un pointillé les extrémités des deux frontières, pointillé dont ils ont modifié le tracé à leur convenance pour le faire aboutir à la borne 220 et même en de ça avant le transfert de Fort Saint. Ils se gardaient de le faire aboutir au point 233. C’est là que nous en sommes, pour le moment. De telle sorte que nous nous trouvons en face de deux problèmes bien distincts.

Notre premier objectif sera de récupérer le tronçon de, frontière aboutissant à Garat El Hamel, qui a fait l’objet de la convention de 1910. Cela ne doit soulever aucune objection. Ensuite, il faudra fixer le sort du large espace compris entre les deux frontières limitées, dans les cartes officielles françaises, par un pointillé baptisé « frontière provisoire ». Notre désir est précisément de mettre fin à ce provisoire. Comment y parvenir ?

– Première méthode :

Fixer au moyen de repères une ligne de frontière continue. Nous, sommes disposés à le faire. Notre part du Sahara serait dans ce cas le prolongement naturel de la Tunisie de même que la part de la Libye, de l’Algérie, du Maroc ou du Sénégal serait dans le prolongement de chacun de ces pays appelés à se rencontrer tous dans le grand bassin saharien.

– Seconde méthode :

Partir d’un point de vue différent qui consisterait à considérer le Sahara comme un océan et une zone commune de contact pour tous les pays riverains qu’il prolonge. Nous ne voyons pas non plus d’inconvénient à envisager cette solution.

Ce qui est inadmissible, c’est qu’on nous ferme au nez la porte du Sahara en soutenant que tout ce qui se trouve au-delà de la porte appartient à la France.

Sous prétexte qu’elle occupe l’Algérie, la France s’étend jusqu’à la Libye, oubliant qu’entre les deux pays, il y a la Tunisie, un pays large de 2 à 300 km, arbitrairement amputé, étouffé à sa base par la seule loi de la force ; la France ayant occupé toutes ces régions, elle a contesté nos droits sur Fort Saint comme elle les conteste encore sur le tronçon qui sépare les points 220 et 233. Un tel raisonnement est inadmissible.

Tel est le problème qu’il faut résoudre. Nous souhaitons parvenir à un règlement amiable. Je ne veux pas parler d’une bataille des frontières, mais plutôt d’une délimitation de frontières.

– Des frontières « provisoires »

Nous commençons d’abord par ce qui est acquis en vertu d’arguments inattaquables, quelle que soit l’instance à saisir, internationale ou autre.

Nous aborderons aussi la question du Sahara, c’est-à­-dire le sort de l’espace qui s’étend au-delà du pointillé, considéré comme une « ligne provisoire ».

En vertu de quoi cette zone revient-elle à la France ? Nous disposons là encore d’arguments fournis par les autorités tunisiennes (représentées à l’époque par des Français) qui attestent que c’est la Tunisie qui contrôlait effectivement la zone qui s’étend au-delà du pointillé. Ce sont les actes d’administration courante qui témoignent l’exercice de prérogatives de la souveraineté.

À propos de Fort Saint, je vous ai dit que c’est l’Etat Tunisien qui a construit le puits. Ceux qui l’ont creusé sont toujours là. La dépense a été supportée par le budget tunisien.

Nous avons pu relever de même que c’est le gouvernement tunisien, par la voie du Conseil des Ministres, présidé par le Résident général, qui affectait les crédits nécessaires à la construction de routes, au forage de puits et au maintien de l’ordre au-delà de la porte que l’on prétend aujourd’hui fermée. La région qui s’étend au Sud de Fort Saint était considérée à l’époque comme un prolongement du territoire tunisien, relevant, de l’autorité de la Tunisie et non de celle du gouvernement général de l’Algérie. Nous pouvons faire état à ce propos de faits très précis.

 

Les prolongements de la Tunisie comme les voyaient les « affaires Indigènes » :

Nous avons retrouvé des rapports mensuels secrets adressés au Résident général par les officiers des Affaires Indigènes et transmis par son cabinet militaire au Directeur de l’Intérieur en France. Dans des rapports de 1928, par exemple, transmis, au nom du Résident général et sur son ordre par le lieutenant-colonel Miquel, chef du Service Central des Affaires indigènes, il est question, entre autres de travaux de réfection de pistes et de l’aménagement de la route de Tunis à Fort Saint, poursuivi dans la région de Brigua et de Djeneine. Plus loin, il est signalé que, « en vue de la mise en chantier d’une équipe de travailleurs le 1er novembre sur la piste de Fort Saint à Fort Flatters, des transports de ravitaillement ont été effectués entre Ksira et Fort Saint ».

Il convient de remarquer qu’entre ces deux points, il y a plus de 300 km. C’est la Tunisie qui avait la charge d’entretenir cette piste. Un rapport signale aussi l’intervention d’un groupe saharien de Tunisie, pour repousser un Rezzou qui avait occupé un point d’eau à Timimoun. Dans l’esprit des auteurs de ces rapports, la zone en cause fait partie du territoire tunisien. Malgré des frontières mal définies, c’est la Tunisie qui trace des routes et maintient l’ordre.

Un autre rapport de 1929 signale que les travaux de la piste de Fort Saint à Fort Flatters se poursuivent à la cadence de 1.000 mètres par jour, l’équipe de travailleurs ayant atteint la région de l’Oued Timsit. Après avoir jalonné la route en direction de Massaouda, la même équipe s’est portée le 30 novembre sur Tin Fouchay pour commencer la piste. On se refuse précisément à nous reconnaître Messaouda et Tin Fouchay, considérés comme nœuds de communications.

 

Des revendications légitimes qui sauvegardent les intérêts de tous :

D’autres documents encore établissent que nous avons participé à la construction des routes, aux forages de points d’eau, ainsi qu’aux missions envoyées à partir de la Tunisie vers le Tibesti et le Tchad. Nous avons contribué au maintien de l’ordre jusqu’à Fort Polignac. Il ne fait donc aucun doute que les officiers français ont toujours considéré les régions du Sud comme le prolongement saharien du territoire tunisien, j’ai tenu à fournir ces précisions pour que vous sachiez que la Tunisie et son gouvernement ne peuvent transiger en cette matière. Il s’agit pour le pays de faire valoir ses droits et de défendre son existence. I_ ne peut renoncer à sa part dans cette région saharienne. Que l’on y ait découvert du pétrole ne suffise pas pour que la France la considère comme française.

Nous émettons une revendication légitime dont nous souhaitons qu’elle soit prise en considération d’une façon amiable qui sauvegarde les intérêts de tous. Je voudrais que nous n’ayons pas à parler bataille des frontières après celle de l’évacuation et celle du dinar. J’ai exprimé le vœu ­que la bataille économique ne s’engageât pas contre la France et les intérêts français, mais qu’elle soit seulement la bataille livrée par le peuple tunisien au sous-développement et à la pauvreté, avec l’aide de la France. Je souhaite de même que les problèmes posés par les frontières et par le Sahara puissent être résolu en accord avec la France. La France devait l’admettre : il y a des concessions que nous ne pouvons pas faire, mais les solutions pacifiques, sont toujours possibles.

 

LES CONVENTIONS DE 1955 ONT VECU :

Je sais que du côté français, on pourrait être tenté de ne nous opposer que les conventions de l’autonomie interne de 1955 impliquent une reconnaissance tacite des frontières existantes.

Ce ne serait pas sérieux. D’abord parce que les conventions ont vécu avec l’autonomie interne. D’autre part, parce que les dispositions annexes visées ne comportaient qu’un découpage provisoire des zones de compétence en matière de sécurité. Il ne serait pas moins dérisoire de revenir à l’article 3 du traité conclu le 12 mai 1881 au Bardo. D’ailleurs aucun croquis ne fait mention des frontières. Il y avait seulement une ligne de démarcation, au-delà de laquelle les responsabilités de l’ordre devaient êtres assumés, par l’autorité française. Quoi qu’il en soit, c’est maintenant l’autorité tunisienne qui assume toutes les responsabilités. Les conventions de 1955 et le Traité du Bardo sont également dépassés. À présent, il s’agit de problèmes de fond que nous saurions éluder.

Je dois dire cependant qu’en présence des richesses mises à jour au Sahara, nous n’avons nullement le désir de les sous-estimer ou de jeter notre dévolu sur le fruit du travail d’autrui. Nous étions plutôt enclins à penser que l’exploitation de ces ressources et les perspectives qu’elle ne pût manquer d’ouvrir hâteraient la fin de la guerre ce l’Algérie. Si nous avons accepté le transit du pétrole à travers la Tunisie, c’est dans l’espoir de faire prévoir le bon sens et de renforcer la conviction qu’il n’est pas possible de tirer parti de ces ressources sous le signe du régime colonial, des massacres et de l’exode.

Je me souviens dit dans l’un de mes discours hebdomadaires que l’exploitation des richesses du Sahara devait naturellement s’effectuer au profit des pays riverains. Cela implique le concours des capitaux des techniciens français en particulier, ainsi que de tous les techniciens disposant de moyens et d’atouts qui manquent aux populations des pays riverains. N’est-ce pas la chance de la France que ces ressources ne puissent pas être exploité sans elle ? Que peut-elle souhaitée de plus ?

Tels sont les problèmes sur lesquels nous devons nous pencher. Il y a une question de frontières nettement délimitées, mais qui sont contestées en dépit des documents et des chiffres. Il y a aussi le problème du Sahara dont on a fermé les portes devant la Tunisie par une décision unilatérale intervenue on ne sait trop à quelle époque. La Tunisie s’est trouvée ainsi verrouillée au Sud, la France disposant de tout l’espace qui, derrière le verrou, s’entend jusqu’à la Libye. C’est une situation impossible.

Ou bien nous partons du principe que chaque pays a des frontières nettement fixées qui s’enfoncent en plein cœur du Sahara pour ne s’arrêter qu’aux frontières du pays symétrique; ou bien on considère qu’à partir d’une limite déterminée d’un commun accord, les portes s’ouvrent sur une aire commune et indivise ou communications, points d’eau, pâturages et richesses du sous-sol sont mis à la disposition de la collectivité. Cette hypothèse ne soulève pas d’objection de notre part.

Ce qui est inadmissible, c’est le verrou que l’on prétend maintenir en se référant au traité du Bardo ou aux conventions de l’autonomie interne. Il serait fâcheux que nous soyons appelés à envoyer des patrouilles pour assurer l’ordre jusqu’à l’extrême limite des frontières reconnues par les accords. Si des heurts (que nous ne souhaitons pas) se produisent, la responsabilité en incomberait à la France.

Nous avons pour nous des arguments inattaquables. Quant à l’autre problème, il sera examiné à tête reposée. Ce que nous voulons c’est sauvegarder nos droits tout en faisant preuve de souplesse dans les méthodes. Nos droits au Sahara ne sauraient être contestés.

Habib Bourguiba

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