L’affrontement de Bourguiba et de Salah Ben Youssef
Charles-André Julien
L’interview qu’accorda, le 23 janvier 1956, le fougueux militant du Néo-destour, Salah Ben Youssef à Charles Saumagne, haut fonctionnaire de la Résidence, historien correspondant de l’exigeante Académie des Inscriptions et Belles Lettres et journaliste à ses heures, révèle, d’une part, l’ambiguïté de l’attitude de Ben Youssef, partisan de l’insurrection mais qui, en privé, se prononce contre la violence et pour des élections libres, d’autre part, la profondeur de l’abîme entre bourguibistes et yousséfistes ainsi que la tension farouche de certains chefs les plus réputés du parti.
…La note du 15 décembre 1951, ce qu’on appela désormais «la fameuse note» qui changeait d’autorité le régime protecteur en co-souveraineté. Ce chef-d’œuvre d’insanité et de provocation fut cogité en commun par l’ambassadeur Gabriel Puaux, et son fils François, sous-directeur des protectorats, lequel le fit adopter par le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Maurice Schumann. Le gouvernement ratifia le texte sans émoi.
Habib Bourguiba était, sans conteste, la personnalité la plus marquante. Né, en 1903, d’une famille modeste de Sahéliens de Monastir, il put faire des études secondaires et supérieures grâce aux sacrifices d’un frère. A Paris, affamé de connaissances, il se sentit, très tôt, passionné de politique et avide de pouvoir. Il se jugea destiné à commander et, par nature, porté à ne supporter qu’impatiemment la contradiction. Très jeune, il pressentit qu’il serait le libérateur de son pays. Démocrate, il se flattait de l’être mais sous un régime autoritaire où il régirait patriarcalement un peuple incapable de fixer sa destinée autrement que par les sentiments. Agir seul s’il le fallait mais en rendant compte à la masse, en l’instruisant et en justifiant devant elle les choix politiques et économiques. A 30 ans, au congrès de Ksar Hellal, la jeunesse l’acclama comme chef et rallia le Néo-Destour, créé pour éliminer les conservateurs butés, désormais murés dans le Vieux Destour.
Mes premiers contacts avec lui se firent par l’intermédiaire de la presse. En 1935, Bourguiba et d’autres destouriens avaient été internés, sur ordre du résident Peyrouton, au borj le Bœuf, dans le Sud tunisien. Un jour, une main anonyme (dont Bourguiba croit qu’elle appartenait au capitaine chargé de le surveiller) glissa sous la tente un exemplaire de la Lumière où je dénonçais les abus du «satrape» qu’on ne désigna plus que par ce nom. Il reprit confiance s’établit, tout naturellement, quand il vient me voir, en juin 1936, à Matignon où Léon Blum m’avait confié les affaires musulmanes et, tout particulièrement, les maghrébins. Au cours d’un long entretien, je fus frappé par le mélange singulier de logique, d’habilité et d’intransigeance de mon interlocuteur. J’obtiens qu’il fût reçu par le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Pierre Viénot. Cette audience fit du factieux un interlocuteur valable et qui fut écouté. Il en sentit le prix et, quelles que fussent les déceptions qu’inspira le Front populaire, les souvenirs de l’accueil tant à Matignon qu’au Quai d’Orsay et du discours loyal de Viénot à Tunis sont de ceux que Bourguiba se plaît é évoquer.
…Il ne semble pas que Salah Ben Youssef ait montré dans l’action autant de vigueur que dans ses propos. Lors de son exil au borj Le Bœuf, il fut de ceux qui eussent voulu composer pour recouvrer la liberté. Au cours des négociations sur les conventions, il se déclara prêt à de larges concessions si l’on écartait Bourguiba. Dans le ministère Chenik, où il dirigeait la Justice, ses collègues s’étonnèrent du laxisme dont il témoigna en 1951. C’est alors que Bourguiba arrêta, en raison de sa modestie, un projet de compromis qu’il voulait présenter à Edgar Faure en 1952. Un ouvrage, destiné à la consommation intérieure des services de la Résidence qui dénonce la «campagne haineuse (de Bourguiba) contre la nation protectrice» considère «qu’il (Ben Youssef) mène (le Destour) avec modération». Il influé sur sa position politique en la durcissant. Le fait est qu’il systématiquement, la tâche du «combattant suprême». Du Caire, il réclame, en 1954, la levée en masse des Tunisiens comme les Algériens révoltés ; lors des négociations sur les conventions, en 1955, il lança un appel au rejet de toute compromission dont s’empara l’opposition à Mendès France ; à Bandoeng il fit circuler une dénonciation desdites conventions, malgré les réserves de Nehru et de Nasser, et répondait à ceux qui les considéraient comme un progrès : «Au surplus, c’est fini. Je ne veux pas être le second de Bourguiba».