En cinq minutes, tout changea
De la colère à l’euphorie
Par Rafrafi Ben Aissa
Le Maghreb du 14/1/1984
Le «socialisme destourien» avoue ses déboires des 1970 avant même que les réformes engagées n’aient apporté les fruits escomptés ; la misère persiste, les écarts de revenus se creusent et les poches de misère se gonflent.
L’augmentation de 112% du prix du pain a été la goutte qui a fait déborder le vase, l’étincelle qui a mis le feu à la prairie Tunisie. Du Sud-sud ouest en passant par le nord-ouest et en remontant vers Tunis, les méprisés, ceux qu’on ne consulte guère et qu’on ne compte pas dans ses calculs politiques, sont descendus dans la rue. Sales, de fripes vêtus, les pieds nus, enfants barbouillés de noirceur, fils de la faim nés dans la privation et grandis dans la frustration, bambins ridicules des cités dortoir se sont appropriés la rue et pour un jour ils ont voulu dire quelque chose, exprimer une colère…
Ils sont sortis comme des rats des cités populaires, enfants et adolescents rejoints par l’armée des chômeurs et des désœuvrés qui n’en peuvent plus d’être au crochet de leurs familles déjà mal loties ; bandes traditionnelles des quartiers populaires qui, se reconvertissant au «brigandage» ont fourni les bataillons qui ont pris d’assaut les grands magasins, les banques, les quartiers bourgeois de Tunis et de sa banlieue, et les appareils de l’Etat. Ils sont entrés dans les magasins dont les portes leurs étaient interdites et se sont servis. Ils ont pris ce qui des devantures, qu’ils ne pouvaient emporter et mis le feu à ce qui leur rappelle à chaque instant qu’ils sont pauvres ; au symbole de leur frustration : le luxe qui leur est interdit. Dans toutes les villes et les villages de Tunisie, ils ont été les mêmes, jeunes enfants des familles démunies, et les chômeurs riches de leurs bulletins délivrés par les différents bureaux de l’emploi, faisant d’eux des chômeurs recensés, officiels. Ils ont été les mêmes. Ils ont agi de la même façon comme s’ils s’étaient donnés le mot, sous l’œil de leurs parents qui, ceux, n’ont que l’impuissance dans le regard ou les larmes aux yeux pour pleurer à l’augmentation du prix du pain, et parfois même sous les youyous.
…Ces enfants qui mettent à sac la poste, la banque, le magasin moderne, la BMW, le poste de la police, sont comme entrés dans un état e transe. Ils dansent devant le feu, rient, narguent la police, imaginent des slogans pas trop savants, tombent et se relèvent. Masses de sauterelles affamées qui déferlent sur les quartiers bourgeois, pauvres contre riches, pauvres méprisés et exclus contre un Etat jugé injuste, aveuglés par la passion de détruire et n’obéissant qu’à leur instinct de survivre avec du pain, ce pain dont on voulait augmenter le prix, et non à un quelconque parti politique. Masses d’affamés déchainés, passionnés jusqu’au délire, «l’inconnue» des équations politiques, les «exclus» du discours politiques, ont ébranlé en l’espace de cinq jours les assises de l’Etat, exactement comme le pensait et le craignait le Chef de l’Etat qui en prononçant son discours du début des années 60 avait probablement en tête les marches de la faim qui ont jalonné la période coloniale, et surtout celles de la fin de 1952 qui ont été rappelons le, le prélude au mouvement des fellagas.
La Tunisie a été du 29 décembre au 5 janvier à feu et à sang, livrée à elle-même, presque au bord de la guerre-civile. L’Etat était en éclipse les partis politiques dans l’expectative et la société civile en ébullition.
En cinq jours, le peuple a fait parvenir son message à son Président, et en cinq minutes, le Président a dit à son peuple : «Je t’ai compris. Nous retournons à la situation d’avant l’augmentation du prix du pain». Un message simple, franc, sans détours, et surtout habile qui a permis au Chef de l’Etat de retourner la situation explosive, on est passé à une situation d’une joie intense, et de fraternité. Presque aussitôt, après le message du Président, les déshérités, les pauvres, les révoltés de la faim qui avaient brûlés, saccagé, pillé, ont repris possession des principales artères de la capitale, et des villes de l’intérieur du pays, les pieds-nus, les miséreux, leurs parents sont sortis de leurs «trous» en même temps comme si une fois encore ils s’étaient donnés le mot, pour fêter la victoire, leur victoire et exprimer la joie qui est la leur. Les ennemis d’hier, policiers, soldats et enfants de la faim se sont retrouvés dans un même élan de fraternité. La réconciliation d’un peuple profondément bon et tolérant, de ce peuple qui a donné le soldat et l’émeutier, deux acteurs opposés dans un même drame, et unis dans une même délivrance pour s’embrasser et danser, et pleurer de s’être fait mal, sans vouloir réellement le faire. Des bouquets de fleurs sont lancés sur les chars, dix minutes auparavant les armes étaient pointées sur leurs poitrines.
A Carthage, deux héros se sont rencontrés, en symbiose : Le peuple et son Président.