Coup d’arrêt au socialisme
Le Nouvel Observateur 22 Septembre 1969
Ahmed Ben Salah, le « maréchal des coopératives », s’est attaqué aux structures. Elles ont cédé mais pas les hommes.
Comment sortir de la pauvreté ? pour les dirigeants de plus de deux milliards d’hommes, cette question est encore neuve : elle a à peine plus de vingt ans. Dans les intervalles que ménagent les secousses de politiques interieures, régionales ou mondiales, une centaine d’Etats tentent des expériences. La Tunisie vient d’en achever une par un échec qui n’a pas fini de retentir. L’un des plus enthousiasmants et des plus purs projets du socialisme- le socialisme par les coopératives- y est mort dans la joie de tous ceux auxquels il voulait donner de bonheur.
Depuis quelque jours, en Tunisie, on brule gaiement sa chéchia parce que l’un des défenseurs les plus fermes des coopératives s’appelle Amor chéchia. Les petits paysans ont pleuré de joie en caressant leur pied d’olivier qu’ils pensaient avoir perdu pour toujours, lorsqu’on a annoncé l’élimination d’Ahmed Ben Salah, qui fut pendant sept ans à la tète de six ministères l’homme fort en Tunisie, le « maréchal des coopératives » et le grand prètre du socialisme.
La tendence à une généralisation du système coopératif avait provoqué un un mécontentement tout aussi généralisé. Contraint de faire participer son commerce à la coopératives, le petit boutiquier, devenu salarié, se sentait dépossédé et dans l’insécurité, même si ses revenus avaient augmenté. Le paysan, surtout, avait le sentiment d’ètre dépouillé. La collectivisation de l’agriculture avait été brusquement accélérée ces derniers mois. En sept ans, de 1962 à 1969, moins d’un million d’hectares(principalement les terres nationalisées des colons français) avaient été mis en coopératives. En neuf mois, de janvier à septembre 1969, on avait entamé la collectivisation de cinq millions et demi d’hectares. Le mouvement s’opérait sans support juridique. Les discours d’Ahmed Ben Salah suffisaient aux autorités locales pour créer des coopératives . le gouvernement laissait faire .
Les paysans, quant à eux, appelés à participer à des réunions ou ils ne comprenaient rien, étaient furieux et jugeaient cette politique incohérente.
« le socialisme, expliquait un paysan à un touriste français, c’est très simple : le gouvernement te prend ta montre et il te donne l’heure quand t’en as pas besoin. »
Ces dernières semaines, le mécontentement était à son comble. Bourguiba et Ben Salah échappèrent coup sur coup à trois tentatives d’assistanat. Des petits groupes d’opposition arabistes préparaient à l’étranger un coup d’Etat dont ils pensaient qu’il serait acceueilli avec joie par la population. Deux rapport d’origine americaine, l’un établi par l’université Harvard, l’autre par la banque mondiale, faisaient une description et un bilan assez sombres des coopératives agricoles. Selon les universitaires, le salaire des ouvriers s’étage en moyenne de 10 à 57 centimes par jour. Quant à eux, les banquiers qui financent l’opération constatent une baisse de la production et déconseillent pour le moment l’extension de l’expérience. De toute façon, ils n’y participeraient pas.
Au début d’aout, en prévision du prochain congrés du parti socialiste destourien, Ben Salah décide de donner un nouveaucoup d’accélérateur en liquidant définitivement la propriété agraire privée. Il prépare un projet de loi selon lequel la coopérative est le seul mode d’exploitation de la terre. Si un propriétaire petit ou gros refuse d’y participer, ses biens seront confisqué.
M . Ben Salah pense que cette loi, comme toutes les précédentes qu’il a élaborées, sera signée rapidement par le président Bourguiba, seul législateur politique. Sans en parler aux autres membres du gouvernement, il envoie un motard à Hammamet, ou Bourguiba, malade, se repose. L’un des principaux alliés de Ben Salah Amor Chechia est gouverneur de la région et est toujours au chevet du, président de la république, Ben Salah lui demande de faire signer ce texte rapidement, espérant que Bourguiba fatigué, l’approuvera sans le discuter.
Mais Bourguiba n’est pas aussi affaibli qu’on le pense. Il est tenu au courant de l’opinion publique, des tentatives d’assistanat, des complots qui se préparent, du jugement des observateurs étrangers. Il est inquiet. Va-t-il appuyer encore Ben Salah et laisser le mécontentement s’accroitre ? la Tunisie doit-elle avoir une agriculture plus collectivisée que celle l’Union soviétique, ou subsistent les lopins de terre privé ? les voisins algériens sont entrain d’emprinter le chemain inverse en encourageant par tous les moyens l’inititive privée. La Tunisie pro-occidentale va-t-elle pousser le paradoxe jusqu’à se donner l’une des économies les plus collectivisées du monde ?
Lorsqu’il fait mauvais en Tunisie, on dit que « Ben Salah a mis le temps en coopérative », ne dira-t-on pas bientôt que c’est de la faute de Bourguiba ? celui qui a toujours décidé en Tunisie depuis quinze ans, décide que ce n’est pas à lui cette fois de choisir. Que ses successeurs qui auront un jour toutes les responsabilités les prennet d’ores et déjà sur cette question capitale. Les instances suprèmes, le bueau politique du parti et le conseil de la République doivent fonctionner, discuter et arréter une politique. Lui est malade ; il n’y participera donc pas.
A la fin d’aout, le bureau politique une douzaine d’hommes se réunit. Chacun a reçu un petit dossier gris qui contient une seule pièce : en cinq feuillets, le projet de collectivisation généralisée.
BAHI LADGHAM, le fidèle adjoint de Bourguiba, ouvre la réunion : le texte qui nous est soumis est important. Nous devons tous ètre bien d’accord sur son contenu avant de le présenter au congrés du parti et au peuple. Il y a peut-ètre parmi nous des nuances d’opinion qu’il ne faut pas camoufler. C’est ainsi que nous renforcerons notre unité.
BEN SALAH (ironique) : evidemment , je ne doute pas des réserves de certains. Mais l’essentiel c’est que nous aurons tout à le défondre chacun dans son secteur et dans sa région.
MASMOUDI(ambassadeur à Paris) : M .Ladgham nous a proposé de nous prononcer, de dire si nous sommes d’accord ou non. C’est bien cela ? c’est une question de fond et non pas seulement de procédure. Pour ma part je constate qu’on est entré …….. ère de dogme à ….. bourguibiste. C’est le …. De l’improvisation, de … , de la hate. Je ne me sens pas engagé par ce qui est fait en fonction d’un domge qui nous est étranger.
BEN SALAH : il est vrai que les gouverneurs ont dépassé les instructions qui leur ont été données, mais parfois ils ont agi à partir d’ordres précis.
MASMOUDI : qui donnait ces ordres ?
BEN SALAH (sans répondre à la question) : j’ai toujours dit que le socialisme ne signifiait pas disparition de la critique.
MASMOUDI : je suis content de vous l’entendre dire. Mais il aurait fallu s’en rendre compte plus tot. Ce texte qui nous est proposé, je ne le comprends pas. Il ne comporte pas d’exposé de motifs. Il n’est accompagné d’aucune étude. J’aurais aimé avoir l’avis de la banque nationale agricole, de la banque centrale et aussi le rapport de la banque mondiale.
BEN SALAH : il n’y a pas de rapport de la banque mondiale.
HASSAN BELKHODJA(directeur de la banque agricole) : il y a un prérapport dont la conclusion est la suivante : si la Tunisie a les moyens de poursuivre et d’entendre son expérience, qu’elle la fasse. Nous ne pourrons plus accroitre notre financement.
MASMOUDI(se tournant vers HEDI NOUIRA , directeur de la banque centrale) : avons-nous les moyens de continuer ?
HEDI NOUIRA : si on n’accorde pas de nouveaux crédit aux coopératives, elles ne pourront même pas semer. Si on leur accorde le strict minimum, nous devrons débloquer 34 milliards anciens. Nous ne les avons pas. Si le gouvernement nous le demande, nous seront obligés de faire fonctionner la planche à billets et d’entrer d’un cycle d’inflation.
HASSAN BELKHODJA : vous oubliez que les coopératives doivent déjà 15 milliards à la banque agricole. Cela fait donc 50 milliards et, en réalité, je suis sur que ce ne sera pas suffisant. Personne n’a travaillé la terre. Les paysans attendent résignés. Croyez-moi, si nous continuons ainsi, l’année prochaine il n’y aura plus ni légumes ni viandes sur les marchés.
MASMOUDI : il est encore temps de réfléchir et s’il le faut de revenir en arrière. Le secrétaire général du parti, M . Bahi ladgham, pourrait nous proposer un nouveau texte que nous étudierons au cours de la réunion du conseil de la république.
Au conseil de la république siègent les membres du bureau politique et ceux du gouvernement. Bourguiba, toujours absent, a demandé que les débats soient enregistrés, que chacun prenne la parole et s’engage comme les réunions les plus importantes du gouvernement français sous de Gaulle.
Bahi Ladgham préside. A partir de sa droite, chacun des dirigeants donne successivement son avis. La réunion dure six heures. Ben Salah trouve peut de défenseurs . son projet, légèrement remanié, est de nouveau rejeté. Tout le pays attend la conclusion des discussions. Finalement, à huit heures du soir, un communiqué, corrigé de la main de Bourguiba, annonce le coup de frein.
Brusquement, c’est le miracle. Dans la joie tout le pays se met au travail. En quelques jours la confiance revient. Dans un village ou les paysans s’inscrivaient par dizaines sur les listes de chomeurs on ne trouve plus de main-d’œuvre : chacun s’est précipité sur son lopin de terre et s’est mis à l’ouvrage. Les économies, camouflées au fond des armoires, apparaissent pour acheter des semences et remettre en marche les outils agricoles. La demande est si forte qu’on est obligé de faire venir par avion les pièces détachées. Depuis des années Bourguiba n’avait pas été aussi populaire qu’aujourd’hui. La liquidation du socialiste Ben Salah parait ètre une nouvelle libération nationale. C’est triste, mais c’est vrai.
Un beau projet a été tué pour longtemps. Il reste à la Tunisie à créer une nouvelle économie, et surtout une nouvelle démocratie.
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