Déclaration B. Salah à l’Humanité 28 mai 1973

1 – Voilà près de vingt ans que la Tunisie a accédé au statut d’Etat indépendant grâce aux luttes populaires et aux martyrs qui en ont jalonné les étapes. Le combat pour l’indépendance, engagé dès -le lendemain de l’occupation étrangère, s’est poursuivi dans des conditions socio-historiques caractérisées par la participation d’un large éventail de forces nationales. Habib Thameur, Hédi Chaker, Hassan Nouri furent, parmi tant d’autres, les grands militants qui ont tracé la vole de l’honneur et du sacrifice tout au long de ce combat au cours duquel deux hommes illustrent, M’Hamed Ali et Farhat Hached, payèrent de leur vie leur attachement à .l’unité populaire dans la lutte pour la libération de la patrie, pour l’émancipation et le progrès du peuple. L’unité populaire qui demeure pour nous l’expression des aspirations profondes des masses, le ferment puissant de l’indépendance est la source inépuisable de l’œuvre de transformation des structures de notre société et de la construction de l’avenir de notre peuple. C’est dans l’attachement fervent à cette unité populaire que nous avons toujours milité, que nous avons œuvré et que, toujours, nous lutterons. Nous l’écrivions déjà en 1956 « L’unité nationale doit être une unité populaire. »

2 – Nul n’oublie que c’est en brandissant ce slogan de a l’unité nationale » que le chef de l’Etat réalisa en 1956 son premier coup de force, celui de la réaction coloniale et nationale en tentant de diviser la classe ouvrière et en disloquant la centrale syndicale. L’U.G.T.T. avait, en effet, eu le courage et la lucidité d’énoncer dès l’indépendance, dans un rapport voté à l’unanimité par son congrès, ce que devait être le contenu d’une authentique politique de libération enseignement et formation professionnelle pour tous, développement de l’industrie et d’une agriculture transformée dans ses structures, indépendance nationale par une politique monétaire, bancaire et financière autonome et par un réseau d’alliances internationales respectueuses de la liberté du peuple tunisien, le tout dans le cadre d’une authentique planification s’appuyant sur l’effort démocratiquement organisé des masses populaires. Les options socialistes de ce programme s’inscrivaient déjà dans des perspectives maghrébines et dans l’élan de libération politique économique et sociale du tiers monde. C’est dans la fidélité à ces options et totalement confiant en celui que nous avons pris pour un leader honnête, que nous avons engagé la lutte concrète contre le sous-développement et les inégalités, surtout après l’échec de la politique libéralo-coloniale des années 1957 à 1961.
3 – C’est dans le cadre de ces options qu’a été menée la politique de développement principalement fondée sur les réformes de structures réalisées de 1961 à 1969. Les résultats de cette politique et de ces réformes ont été trop positifs pour qu’il pût être possible de les dénigrer et de les camoufler trop longtemps. Cependant, de multiples contraintes pesaient sur la démarche du pays et sur ses moyens d’action les conséquences de la décolonisation (Bizerte, nationalisation des terres des colons), les difficultés climatologiques, le manque de cadres, les contradictions du pouvoir politique, l’hostilité sans cesse hargneuse des intérêts économiques les plus contradictoires avec l’intérêt du peuple et avec l’avenir de notre société. Malgré ces contraintes, les attaques en sourdine, les détournements de la puissance publique au service d’intérêts privés, ces réformes et cette politique ont été efficaces. Elles l’ont été à ce point que la réaction a été prise de panique quand elle a vu qu’elle risquait à terme de perdre irréversiblement ses privilèges et ses pouvoirs. Comme dans bien d’autres pays, elle a eu recours à la technique bien connue la machination, le coup de force. Acceptant de se rendre invraisemblable et ridicule, elle a accusé de complot précisément celui qui, dès 1954, inlassablement, oralement et par écrit, avait toujours énoncé dans la clarté les idées maîtresses de la politique dont il s’inspirait ; ces mêmes idées qui avaient été soumises à tous, approuvées par tous les militants, les travailleurs, les jeunes et adoptées comme siennes et défendues à l’extrême par le chef de l’Etat qui détient, comme on sait, tous les pouvoirs.
Pendant toute cette période, la réaction n’avait jamais osé s’attaquer publiquement aux réformes de structures ; devant la prise de conscience des masses, l’enthousiasme de la jeunesse, elle s’est obligée, en public, au silence ; elle avait choisi les intrigues de Palais, les mensonges, la spéculation contre la monnaie, les combinaisons d’intérêts inavouables. Elle avait choisi aussi d’utiliser ses relations avec des personnages représentatifs de l’impérialisme. Pire, elle n’hésitait pas à provoquer et à tuer sous l’impulsion de décisions prises froidement au plus haut niveau comme en témoignent le coup de Ouardanine en 1969 exécuté par un familier du Palais et les actes perpétrés déjà en 1968 ou tentés par le directeur de la Sûreté et celui du Néo-Destour.
Cette réaction en état de complot permanent a fini par réussir contre toute légalité. Cette réussite est due essentiellement au jeu diabolique du chef de l’Etat. Ce dernier, en effet, avait, en mars 1969, après le coup de Ouardanine, préconisé vigoureusement la généralisation des coopératives agricoles qui devait, selon ses directives, être réalisée avant la fin de l’année 1969, ajoutant qu’on ne pouvait apprécier les résultats de cette réforme avant cinq ans. Cette prise de position a été adoptée par le chef de l’Etat devant le comité central du Néo-Destour en réaction à notre propre proposition de généraliser progressivement la formule coopérative dans le secteur agricole comme nous le suggérions d’ailleurs expressément dans l’introduction au troisième plan 1969-1972 soumis alors à l’examen du comité central. Mais, comme on le sait, ni le chef de l’Etat ni la réaction qui le soutint avec éclat, ne purent attendre plus de cinq mois pour déclencher leur coup de force dont une des péripéties décisives devait se révéler être précisément l’excitation à la précipitation dans l’extension de la réforme. Le chef de l’Etat choisit alors, courageusement, le prétexte de la maladie pour « tirer son épingle du jeu », abusant de ses pouvoirs illimités pour humilier l’ensemble du peuple, feignant d’avoir été «trompé », alors qu’il est démontré que, par sa façon d’exercer le pouvoir, par ses discours et ses instructions, il avait trompé tout le monde, qu’il avait trahi la démarche des masses sur la voie de la dignité et de la justice. Le résultat visé et atteint est la consolidation de son pouvoir et celui de la réaction  qui le soutient ; telle leur semblait être l’issue parce que l’unité populaire dans la voie d’un développement socialiste s’inscrivait progressivement dans la réalité structurelle. Les masses populaires, la jeunesse dans les villes, les villages et les campagnes, dans les usines, les lycées, l’Université, devenaient de plus en plus conscients de leurs responsabilités nouvelles devant les impératifs de la construction du socialisme qui commençaient à être envisagés autrement qu’en discours.
1 – La machination montée et réalisée par le chef de l’Etat et la réaction a eu les résultats qui satisfont ses auteurs ; mais, au-delà, elle a créé dans le pays depuis 1970 un état de crise permanente, généralisée et de plus en plus aiguë.
Sur le plan économique, le mouvement coopératif a été presque systématiquement liquidé et le patrimoine public bradé progressivement et « habilement » « au profit des riches et des nouveaux privilégiés. Tout est en voie d’être sacrifié r à la propriété privée et au profit, comme le développement l’a été aux préoccupations à court terme. Ni les faveurs du climat, ni l’exploitation cynique des résultats de la décennie précédente, ni les drogues et les mensonges ne réussissent à camoufler l’aggravation de l’exploitation des classes laborieuses ; les modes de l’exploitation féodale des paysans ont été régénérées ; la liquidation des coopératives a laissé sans défense les travailleurs et les petits propriétaires face aux anciens et nouveaux possédants qui ne cessent de s’enrichir. La paysannerie est maintenue dans un état de misère et d’aliénation scandaleux.
La crise se précise de plus en plus avec la montée du mécontentement des masses populaires, gravement atteintes dans leurs moyens de vivre en raison de la course effrénée des privilégiés au profit, de la spéculation commerciale et de l’affairisme florissant. Ce mécontentement aiguisé par l’inflation, la montée effrénée des prix, a été exprimé avec force par la classe ouvrière qui multiplie les manifestations, comme se multiplient les manifestations des paysans, notamment contre l’intrusion de nouveaux possédants imposés pour renforcer encore les barrages à toute volonté de promotion des masses rurales.
Cette crise est appelée à se développer au fur et à meure que l’on se rendra compte que la politique pratiquée se sera traduite par un gonflement du secteur tertiaire au détriment des équipements rentables à long terme. Cette politique d’investissement est d’autant plus grave qu’elle accroît la dépendance du pays i par suite d’un appel inconsidéré, et dans une forme combien humiliante, aux capitaux privés étrangers qui se sont vu accorder des privilèges exorbitants.
2 – Cette situation affecte fortement la jeunesse tunisienne qui partage le sort des masses populaires puisqu’elle se trouve attaquée dans ses droits légitimes à l’enseignement qui devient progressivement un enseignement de classe. Les familles déshéritées, qui ont accepté tous les sacrifices dans l’espoir que l’avenir de leurs enfants soit garanti, voient, aujour¬d’hui, leurs horizons bouchés. A travers les renvois massifs à tous les niveaux, la sélection organisée, l’étouffement de toutes les libertés au niveau de l’Université, la multiplication des grèves et des manifestations de revendications, se révèle l’incapacité du pouvoir à résoudre les problèmes fondamentaux de l’Enseignement et de l’Université dans le cadre de la justice, de l’égalité et des impératifs de l’avenir de la jeunesse du pays.

Par-dessus tout, c’est l’ensemble de la société tunisienne qui est en état de crise. L’action et les pratiques du pouvoir et de sa classe politique ont fait que la population s’est vu imposer un type de rapports sociaux se nouant dans un climat malsain dominé par le doute, la méfiance, le mensonge et l’arbitraire.
Cette attitude est le reflet du blocage des structures socio-économiques et l’aboutissement d’une conception qui a dissocié le pouvoir de son éthique et de ses finalités et multiplié les effets d’une crise politique grave. L’élément fondamental de cette crise se trouve dans la perte par le régime et par son personnel politique de la crédibilité et de l’autorité morale. C’est à une véritable décadence qu’on assiste, décadence manifestée par des moeurs politiques dignes des palais du Moyen Age. Le personnel politique est mis au pas et a fini par constituer dans sa majorité un amalgame de courtisans, d’opportunistes et d’intrigants. Dans ce régime, l’accession au pouvoir politique n’est plus guère que le moyen d’une accession à la richesse sur le dos du peuple travailleur et d’un Etat dont la souveraineté est aliénée, en sous-main par des hommes dont certains font de plus en plus figure de représentants en Tunisie de puissances politiques ou économiques étrangères. Ceux-là se font même largement payer leurs intrigues contre tel ou tel pays arabe du Maghreb ou du Machrek au profit de tel ou tel autre.
Dans cette décadence galopante du système absolutiste et corrompu, le pouvoir, démasqué par ses propres mensonges, a mis en place un appareil répressif, organisé sous la responsabilité directe du chef de l’Etat, en plusieurs circuits officiels et parallèles. Cet appareil a été utilisé pour réprimer les forces progressistes dans le pays : notre propre procès, parmi tant d’autres, s’inscrit dans la même politique générale de répression organisée par la réaction et la folie du pouvoir.

Aujourd’hui, le régime est entraîné à être de plus en plus dictatorial et fasciste, signe révélateur de sa dégradation et de son isolement social ; il n’hésite plus à recourir aux méthodes de torture les plus barbares, à retenir des otages et à exercer la vengeance privée ; nous savons qu’il en viendra aux extrémités et qu’il pratiquera les liquidations physiques.
1- La leçon de cette évolution du pouvoir politique en Tunisie sur ces quelque vingt ans est très claire : il s’agit de l’impossibilité absolue d’une quelconque coopération avec la réaction. A cet égard, la crise de 1969 et le procès qui l’a suivie ont été historiquement positifs et ont eu le mérite si coûteux de contribuer à clarifier la situation politique et sociale dans le pays. Il est clair que le chef de l’Etat et la réaction se sont démasqués définitivement à l’égard du courant socialiste en le mettant en procès grâce à un abus de pouvoir caracté¬risé et une déloyauté inqualifiable. Ils ont réussi leur coup de force en abusant de la confiance, du patriotisme et de la discipline des socialistes et des démo¬crates. Ils échoueront dans le combat que mèneront contre eux les nouvelles générations et les socialistes et tous les démo¬crates libérés des confusions et des mythes créés par ceux qui n’ont, en fait, jamais cessé de confisquer, de falsifier et de détourner les résultats de la lutte du peuple tunisien. Ils échoueront et les campagnes de dénigrement systématique et haineux, les mensonges et la répression n’ont déjà pas réussi à tromper le peuple qui n’a jamais approuvé le coup de force qui a abouti entre autres à ma détention. En attestent les réactions de l’opinion publique, les interventions, les crises de position qui se sont multipliées divers niveaux et notamment au cours des derniers mois. Mon évasion a eu lieu en ce moment-là. Cette évasion consacre notre rupture avec le régime et avec les structures économiques et sociales sur lesquelles il repose toujours au nom de « l’unité nationale ».
2 – Aujourd’hui, les socialistes, les démocrates, toutes les forces progressistes rejetteront et combattront le slogan de « l’unité nationale » utilisé comme idéologie répressive au service de l’hégémonie de la réaction et de l’absolutisme de plus en plus hystérique du chef de l’Etat. « L’unité nationale », en fait, se résume dans une solidarité à couteaux tirés du personnel politique et de tous les privilégiés. Quant à nous, nous n’avons jamais cru qu’à l’unité populaire forgée dans un même combat contre l’impérialisme, pour la liberté, et fondée sur sa volonté d’abolir les diverses formes de la domination et de l’exploitation. Nous, demeurons ainsi fidèles à nous-mêmes. Notre devoir est de construire un mouvement d’unité populaire pour empêcher que la réaction et ses alliés, appuyés sur l’impérialisme, continuent d’aggraver l’aliénation intérieure et extérieure du peuple tunisien ; un mouvement d’unité populaire pour restituer à tous les Tunisiens leur dignité, pour mettre fin à la spoliation des travailleurs et des masses paysannes, pour libérer la jeunesse de ses hantises devant le blocage de l’avenir organisé par le pouvoir de la réaction ; un mouvement d’unité populaire pour la construction sans louvoiements d’un Maghreb arabe socialiste, c’est-à-dire indépendant politiquement et économiquement, œuvrant dans le sens des objectifs et des aspirations des peuples arabes, des peuples africains et, au-delà, des peuples du tiers monde.
Ce mouvement doit souder dans le même combat l’ensemble des masses populaires pour faire échec à la réaction et restituer aux masses les pouvoirs de décision économique et politique. Les travailleurs dans l’agriculture, l’industrie, le commerce et l’artisanat, les paysans et les commerçants en lutte contre l’exploitation et ouverts au progrès, la jeunesse, les enseignants, les intellectuels sont tous solidaires dans la réalisation de ces objectifs ; les cadres de l’armée, épiés, doublés et dont on conteste l’honneur des sacrifices, notamment à Bizerte, les cadres de l’économie, de l’administration, tous issus du peuple, ne peuvent le renier et se retourner contre ses aspirations.
Il s’agit de réaliser en profondeur la libération économique et politique de notre pays. Il s’agit de suivre une voie de développement qui ne soit pas dans le sillage de l’impérialisme. Il s’agit de faire de la construction du socialisme une politique quotidienne et dynamique. Il s’agit de transformer les structures économiques et sociales, notamment en poursuivant et développant l’industrialisation et en procédant à une réforme agraire profonde débouchant sur une dynamique concrète de la création collective des richesses économiques et qui soit le fait des masses elles-mêmes, libérées des pièges du pouvoir réactionnaire.
Il s’agit aussi, et dans le même temps, de concrétiser les libertés démocratiques d’opinion, d’expression et d’organisation, dans une nouvelle conception de l’Etat reflétant le principe même de l’unité populaire exclusive de la constitution des privilèges, de notabilités et de bureaucraties. Un Etat traduisant l’impératif de la démocratisation effective du processus de décision et de contrôle dans tous les domaines de la vie nationale.
Il s’agit de construire les institutions politiques pour le peuple souverain et non pour un homme, d’empêcher la confiscation du pouvoir par un seul, de barrer la route au culte de la personnalité, étouffoir de tout idéal.
3 – Aujourd’hui, le peuple tunisien est conscient des abus de pouvoir monstrueux et diaboliques perpétrés par le chef de l’Etat qui n’arrête pas d’exhaler des rancœurs absolument injustifiables, de s’attaquer un à un à tous les militants qui ont commis l’erreur tragique de lui faire confiance depuis leur prime jeunesse, de mettre au pas des rares hommes honnêtes encore en vie par l’humiliation, les dossiers fabriqués, par leur soumission permanente aux menaces de barbouzes notoires élevés au rang de responsables politiques. Le peuple tunisien a une soif désormais irrésistible d’honnêteté et de courage. Son mépris est grand pour les combines incessantes devenues la trame principale de la vie politique du pays comme en témoignent encore les conséquences du 8′ congrès du Néo¬Destour, monté péniblement pour consacrer le coup de 1969 et pour, surtout, préparer les nouvelles purges.
Désormais, le peuple tunisien, les militants vivent dans l’appréhension permanent d’un nouveau retournement, d’une nouvelle trahison, de nouvelles éliminations de citoyens responsables, de militants, le tout accompagné de larges sourires mécaniques, de flatteries pour les masses et de prises de garantie auprès de certaines puissances.
Le devoir de tous les hommes honnêtes, de tous les militants, de l’ensemble des forces démocratiques est d’engager le combat qui sera dur et long ; le combat demeure la seule voie pour la réalisation de l’unité populaire et de ses objectifs. La victoire finale restera au peuple, à l’indépendance, au socialisme et aux libertés démocratiques. Et dans ce combat, comme dans ceux qui l’ont précédé, seul nous guidera, tous, notre profond attachement à la justice, à la clarté, à la vérité. Seul le peuple demeurera notre source suprême d’inspiration pour la construction de l’avenir de notre patrie.

 

Déclaration de Ben Salah publiée le 28 mai 1973 dans « l’Humanité »

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