Mustapha Kraïem : Les émeutes du pain en Tunisie

Les émeutes du pain en Tunisie

(29 décembre 1983 – 6 janvier 1984)

 

Mustapha Kraïem

 

Objet d’une affection héréditaire, une psychose maniaco dépressive, qui l’obligeait à passer de nombreux et longs séjours à l’étranger, le chef de l’Etat était également frappé par la maladie de Parkinson. Il avait, en outre subi, en mars 1967, sa première crise cardiaque, puis un infarctus en mars 1979 et un autre en novembre 1984.

…Le régime avait décidé de le neutraliser en arrêtant, le 18 juillet 1981, soixante dirigeants islamistes, ayant à leur tête Rached Ghannouchi, qui furent condamnés à de lourdes peines lors du procès tenu en septembre de la même année.

…Les efforts aboutirent au congrès de Gafsa, d’avril 1981, qui avait ramené la direction légitime à la tête de l’UGTT.

…De 1982 à 1986, le taux de croissance n’était pas que de 3% par an en moyenne, soit la moitié de ce qui avait été prévu. Les créations d’emplois ont été largement en retard par rapport aux prévisions et cette situation fut aggravée par le renversement de la tendance d’exportation de main d’œuvre. En outre, les équilibres globaux de l’économie furent bouleversés. Alors que le VIe plan était adopté, des augmentations importantes de salaires étaient décidées. Le SMIG a connue en 1982 une augmentation de plus de 34% et le SMAG de 24%. Une nouvelle augmentation fut décidée en 1984, faisant passer le SMIG, au cours des deux premières années du Vie plan à une augmentation globale de 53% et le SMAG à plus de 38%. Ces augmentations ont accru la masse salariale de 18% en 1981, 28% en 1982 et 18% en 1983. Entre autres, elles ont contribué au déséquilibre des finances publiques. Le montant par an entre 1981 et 1984. Au cours des trois premières années du Vie plan, la consommation s’était accrue de 4,5% en moyenne et par an, la Caisse Générale de compensation avaient presque doublé, passant de 139 millions de dinars en 1981 à 246 millions de dinars en 1984. Elles avaient contribué à l’accroissement des importations, qui connaissaient au cours des trois premières années du VIe plan, une progression de 10% aux prix courants. Comme les exportations n’avaient augmenté au cours de cette période que de 6%, le déficit courant de la balance des paiements s’était élevé en moyenne à 9,2% du PNB au lieu du 7,5% prévu par le Plan. Le déficit global avait totalisé près de 110 millions de dinars alors que le Plan prévoyait un excédent de 60 millions de dinars.

L’une des causes du gonflement des dépenses publiques fut, en plus des augmentations des salaires de 1982 et 1983, le poids de plus en plus lourd de la Caisse Générale de compensation. Des mesures correctives étaient prises à partir de 1983, tendant à bloquer les salaires, à assurer une évolution plus rationnelle de la consommation et à diminuer l’intervention de la Caisse Générale de compensation. Obnubilé par son désir de garantir sa succession, Mohamed Mzali jouait sur deux volets principaux : s’assurer les bonnes grâces du Président dont il n’ignorait pas la réputation de « mangeur d’hommes », mais en même temps, il cherchait à capter la sympathie populaire en développement un discours et en prenant des initiatives populaires. Devant la dégradation de la situation économique et financière du pays, non seulement il faisait preuve d’une grande largesse dans les augmentations salariales et l’encouragement de la consommation, mais il refusait d’écouter les conseils des experts à propos de la dérive de la caisse de compensation, allant jusqu’à intervenir dans un débat télévisé, organisé au printemps 1983, pour démentir brutalement son ministre des finances qui soulignait la nécessité d’une augmentation progressive et modérée des prix du pain et des céréales. Il affirma au contraire que le gouvernement n’envisageait en aucune façon de telles augmentations. Il n’hésita pas ensuite à chasser du gouvernement le ministre coupable.

…Le Premier ministre fit preuve d’une soumission totale et se reconvertit en un partisan radical des augmentations et en gestionnaire économique, soucieux de rétablir l’équilibre financier par une politique sociale de rigueur.

…Malgré l’opposition de son ex-ministre des Finances et malgré les mises en garde de plusieurs responsables, Mzali décida donc de libérer, et d’un seul coup, le prix des ministres. En s’attaquant au prix du blé et de ses dérivés, de compensation. Il est vrai que, sans une telle mesure, les subventions de la caisse auraient dû s’élever à 140 millions de dinars en 1984, niveau intolérable pour les finances du pays puisque le déficit de la caisse aurait atteint 112 millions de dinars au cours de cette même année.

…Du jour au lendemain, la semoule et les pâtes connurent une augmentation de 70% et le pain une hausse de l’ordre de 80 à 108%. La baguette passait de 50 à 90 millimes, le gros pain de 700 grammes de 80 à 170 millimes. Pourtant, c’était ce gros pain, qui était le plus consommé par les Tunisiens et quasi uniquement par les masses déshéritées. La réaction fut un mélange de stupéfaction et de colère.

Tout commença le jeudi 29 décembre 1983 dans le Sud du pays lorsque, en avance sur la date officielle de l’application de la hausse, fixée au 1er janvier 1984, les autorités locales décidèrent l’entrée en vigueur de la nouvelle tarification. La première étincelle partit du gouvernorat de Kébili, dans l’extrême sud et concerna, ce premier jour, les principaux centres à savoir Douz, Souk El Ahad et Kébli, puis progressivement, le mouvement étendit  à tout le Sud, touchant, au cours des derniers jours de l’année 1983, les gouvernorats de Gafsa et de Gabès et dans le centre du pays, le gouvernorat de Kasserine.

Le dimanche 1er janvier, l’Etat d’urgence fut proclamé à Kasserine, mais les évènements s’étaient poursuivis le lendemain et avaient nécessité l’intervention de la police et de l’armée qui s’était soldée par des morts et des blessés. De Kasserine, la révolte s’était propagée dans d’autres villes du gouvernorat et notamment à Fériana et à Thala où, selon des sources syndicales, les victimes se chiffraient à une quinzaine de morts, à un nombre plus importants de blessés, et à deux cents arrestations. A Tozeur, il y eut un mort et plusieurs dizaines de blessés. Le lundi 2 janvier, des émeutes se déroulaient à Gabès. Les manifestants s’attaquaient aux établissements commerciaux et aux sièges de l’administration et des autorités locales.

…L’émeute rattrapa la capitale le mardi 3 janvier. Un peu avant midi des attroupements de jeunes qui criaient des slogans contre la hausse du prix du pain s’étaient formés dans les quartiers et des places de Tunis et notamment à Bab El Khadra et à Bab Souika.

…Les affrontements ne tardèrent ne tardèrent pas à se produire entre les forces de l’ordre et les manifestants, composés dans leur grande majorité d’élèves, d’étudiants exclus de l’enseignement et des marginaux des quartiers populaires. Les élèves et les étudiants furent rapidement neutralisés et le gros des manifestants, issus des quartiers déshérités, se donnèrent à cœur joie en détruisant tout ce qui symbolisait le signe de la richesse incendiant les voiture, pillant les magasins et détruisant les autobus, voire même les trains. De Tunis, les émeutes gagnaient toutes les banlieues de la capitale : La Marsa, Manouba, Sijoumi, le Campus universitaire, Ezzouhour, El Manar, le Kram, la Goulette, Salmbo, Radès et Ben Arous. Partout des évènements graves s’étaient produits. Dans de nombreux endroits, les émeutes avaient entraîné des morts et des blessés. La journée du mardi 3 janvier représentait le point culminant des émeutes qui avaient embrasé la capitale alors que la situation semblait se stabiliser dans les zones où les désordres avaient commencé les jours précédents, comme à Kasserine, Gabès, Feriana et Gafsa où les manifestations s’étaient néanmoins poursuivies. D’autres villes, jusque là calmes, se lancèrent le 3 janvier dans les émeutes. Ce fut le cas de Sousse, du Kef, où les émeutiers avaient dévasté le Bureau du Travail, le dépôt de la solidarité sociale, la direction des transports et des communications et avaient incendié des voitures et le palais de justice. Du Kef, les troubles avaient touché les différentes villes du gouvernorat, Jrissa, Ksour, Tajarouine et Kalaa. Le bilan fut estimé à 50 blessés et à 10 morts dont sept au Kef.

…Le spectacle est désolant. Les dégâts, considérables, sont plus importants que lors de l’explosion sociale du 26 janvier 1978, qui avait déjà traumatisé le pays. Presque tous les magasins ont souffert, mais les émeutiers se sont particulièrement acharnés contre quelques symboles de l’Occident, et plus généralement de la société de consommation : Air France, les agences de voyages, les banques, les parfumeries, une boutique à l’enseigne de la « Dolce vita » et surtout les supermarchés. Ici ou là, il ne reste rien, strictement rien que les quatre murs noircis par des brasiers. « C’st un miracle si notre immeuble n’a pas brûlé. Le feu commençait déjà à se propager depuis le magasin » raconte un habitant de la rue du Caire, Ailleurs, comme à Téhéran en 1978, on a amoncelé le matériel au milieu de la la chaussée pour y mettre le feu. Comment ne pas penser aussi à l’Iran devant ces quelques deux cents autobus renversés, brûlés, brisés, ces six trains ravagés, alors qu’ils venaient d’être importés d’Europe, ces machines de chantier ultra modernes rendues inutilisables, ces carcasses de voitures particulières calcinées ou les quatre roues en l’air ? Heureux étaient les automobilistes qui n’avaient qu’à remplacer leur pare brise ».

…Pour décrire la situation dans la capitale, lors de la fameuse journée du mardi 3 janvier, le journaliste du Maghreb avait choisi le titre significatif, Tunis s’est beyrouthisé. Dès huit heures du mati, dit-il un peu partout à Tunis, les lycéens commençaient à se rassembler. De un peu partout à Tunis, les lycéens commençaient à se rassembler. De ces rassemblements jaillirent les premières étincelles. La première colonne de fumée s’élevait très haut dans le ciel. Des jeunes de moins de dix huit ans, tout excités de créer un événement, dressaient un barrage à l’aide de pneus de voitures et y mettaient le feu. Peu après, des cars de police se déployaient sur la place de Bab El Khadra et dispersaient les jeunes. Partout ailleurs à Tunis, la même scène se jouait avec les mêmes acteurs. Vers dix heures, les premières victimes tombaient : des vitrines de magasins défoncées avec des pierres ou des gourdins. En deux heures de temps, la foule s’était accrue considérablement. Déjà, le 3 janvier 1984 commençait à ressembler au 26 janvier 1978.

…Les établissements publics, symboles de l’autorité, étaient aussi pris pour cible. Des quatre coins de la capitale montaient de grandes colonnes d’épaisses fumées noires.

…Peu après 14 heures, aux hélicoptères qui depuis le matin, tournoyaient dans le ciel de la capitale, venaient se joindre deux chasseurs de l’armée. Au même moment, un commandant déployait autour du siège de la Radio télévision tandis que les chars se postaient aux points névralgiques de Tunis. L’Etat d’Urgence était proclamé.

…Le mardi 3 janvier, à huit heures, certains enfants avaient refusé de se rendre à l’école. De petits groupes avaient commencé à affluer des cités environnantes, de Sidi Hassine, d’Ezzourhour 2 et 3, d’Ezahrouni et de Mallassine. Des cortèges de jeunes, dont certains n’avaient pas neuf ans et marchaient pieds nus s’étaient formés.

…A Kairouan, la première manifestation était partie du lycée El Mansoura, le mardi matin 3 janvier. Elle évoluait vers le centre ville en véritable procession. Les élèves entraînaient, dans leur sillage, la population adulte, les enfants et les femmes qui poussaient des youyous en guise de Slogans. Les forces de l’ordre étaient également au rendez-vous, ils chargeaient des manifestants et tuèrent un élève de terminale et blessèrent plusieurs autres. Ce fut le coup d’envoi à des mouvements de violence en chaîne qui déferlaient sur la ville par l’incendie et le saccage de tout ce qui pouvait représenter de près ou de loin l’autorité publique.

…A Sfax, les émeutes avaient débuté le lundi 2 janvier. A dix heures, des émissaires du lycée technique étaient partis vers tous les établissements scolaires pour annoncer une marche pour 16 heures.

Tunis 29, Sfax 11, le Kef 10, Metlaoui 6, Gabès 6, Kasseriene 6, Mednine 5, Monastir 4, Jendouba 3, Tozeur 2, Kébili 2, Gafsa 2, Kairouan 1, Ksibet Médouini 1, Tabarka 1, Béja 1, Kasserine 1 (sic), Sidi Bouzid 1, Total 92 morts.

Le journal Jeune Afrique avait, lui aussi, établi son propre bilan, selon des chiffres que ses correspondants avaient pu obtenir. Effectivement, les estimations de ce journal, beaucoup plus lourds, étaient de 143 morts repartis de la façon suivante :

Tunis : Hôpital Avicenne 2, Hôpital Charles Nicole 14, Hôpital Ernest Conseil 7, Hôpital la Marsa 6, Clinique Taoufik 3, Hôpital militaire 13.

Sfax 15, Karirouan 5, Le Kef 13, Jendouba 3, Gafsa 12, Metlaoui 5, Kebili Douz 3, Gabès 25, Ben Gardane 2, Jamel 1, Damous 1, Menzel Kamel 2, Kasserine 8, Sahline 1, Moknine 1, Monastir Ksar Hellal 1.

Le nombre des blessés, 400, avancé par le Premier Ministre était, lui aussi nettement inférieur à la vérité ; Mzali parlait de 800 arrestations. Elles auraient, selon Jeune Afrique atteint le millier.

…Les journalistes tunisiens et les correspondants de la presse étrangère ont particulièrement mis en valeur l’importance de la participation des jeunes, des femmes et des exclus sociaux. Il faut cependant souligner que la société politique – gouvernement, partis politiques, mouvement syndical et association pour la défense des droits – fut stupéfaite par la soudaineté et la violence des émeutes. A vrai dire, l’Etat et le parti au pouvoir, coupés des réalités de la Tunisie profonde, ne pouvaient pas penser ce qu’ils considéraient l’impensable.

…Toutefois, ces actes prirent un caractère particulièrement violent lorsque les adultes eurent rejoint les manifestants, à partir de onze heures du matin. Tous les journalistes ont souligné l’action des marginalisés.

…Ce sont leurs habitants, souvent au dessous déshérités du bled, ont manifesté leur colère plus violemment, et en plus grand nombre, que le 26 janvier 1978.  Ce témoignage du Monde était confirmé par l’ensemble des journalistes tunisiens et étrangers.

..A El Hamma, elles ont été les premières à sortir dans la rue pour cirer leur colère. A Redeyef, elles auraient occupé le gouvernorat. Au Kef, à Sfax, elles étaient nombreuses dans les manifestations du mardi, y appelant ceux qui, sur les trottoirs, hésitaient. A la Marsa, ce sont les ouvrières du textile qui ont conduit le cortège qui s’est dirigé vers le palais présidentiel. A Mellassine, elles ont distribué les gourdins, fourni les pierres et aspergé d’eau les manifestants asphyxiés par les grenades lacrymogènes.

…Quand nous avons quitté la cité, tout le monde était avec nous… Tu ne peux pas imaginer ce que les you yous des femmes peuvent nous électriser…

La gestion gouvernementale des émeutes :

Alors que les protestations contre la hausse avaient commencé le 29 décembre, ce fut seulement le mardi 3 janvier, au paroxysme de la crise et alors que l’ensemble du pays s’était embrasé, que les journaux tunisiens officiels mentionnaient plus ou moins discrètement « les troubles dans certains régions ».

…Bourguiba signa les textes instituant l’état d’urgence et le couvre feu, un duplicata de celui qui fut signé lors des évènements du 26 janvier 1978. A l’issue de la signature, le Directeur de la sûreté proposa au Président la suppression des augmentations. Il renouvela cette proposition. Lors du Conseil des Ministres présents, qui s’était tenu au Palais avec Mzali, Driss Guiga, ministre de l’intérieur, Béji Caïd Essebssi, affaires étrangères, Rachid Sfar, économie, Abdelaziz Ben Dhia, enseignement supérieur, Moncef Belhaj Amor, habitat, Bourguiba junior, conseillé du Chef de l’Etat et Mongi Kooli, directeur du Parti. Mzali était décide fermement au maintien des augmentations.

…Mzali rétorqua que la hausse du prix du pain était un choix fait par l’ensemble du gouvernement, que c’était là une question de principe et que ce n’était pas sa personne qui était en cause mais tout le régime. Il opta pour le maintien des nouveaux prix.

…Bourguiba trancha : « Ce sera une suspension totale des nouvelles mesures et vous me préparez un autre budget dans trois mois. A onze heures Bourguiba apparut à la télévision. Il affirma que sa décision de suspendre les nouvelles mesures ne pouvait être prise qu’une fois l’ordre rétabli. Il souligna que l’augmentation qu’il avait, lui, suggérée était « légère » et que la décision avait été prise à la suite de rapports du maire de Tunis selon lesquels le pain remplissait les poubelles.

…Selon tous les témoignages, ces manifestations de joie avaient été au départ orchestrées et prirent un caractère marqué d’hostilité à l’égard du Premier ministre.

…Le premier ministre s’était révélé, en fait, un piètre homme d’Etat. Totalement surpris par l’explosion populaire, il a commencé dans une première phase à chercher des boucs émissaires. Il a d’abord parlé d’un plan concerté pour abattre le régime tunisien en impliquant, sans le nommer, les islamistes et la Libye. Se rendant ensuite compte de la fragilité de sa théorie, il a lancé son fameux mot d’ordre « pas le pain mais la lutte pour la succession ». Certes ces causes n’étaient pas étrangères à la nature et aux modalités des émeutes, mais Mzali, en dénonçant ces coupables, cherchait à éviter les raisons profondes de la crise qui se situaient au cœur même des choix politiques, économiques et sociaux du régime.

…Présidée par Mohamed Ridha Ben Ali, procureur général à la cour de cassation, la commission comprenait Hamed El Abed, conseiller juridique du gouvernement, Abdelkrim Azaiez, gouverneur de Ben Arous et représentant du ministère de l’intérieur, le colonel Ammar El Khariji, représentant du ministère de la Défense nationale.

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