Leaders, Février 2017
Général Habib Ammar : Récit de vie et témoignage
Tout sur le 7 Novembre
L’inquiétude régnait dans tous les milieux qui ne voyaient plus le bout du tunnel et craignaient à juste titre l’installation de l’anarchie, voire l’amorce d’une guerre civile. Dans cette atmosphère stressante, la fameuse nuit du dimanche 25 octobre 1987 allait survenir comme la goutte d’eau qui fit déborder le vase. En effet, ce soir-là, Saïda Sassi, nièce du président et qui vivait avec lui au palais depuis le départ de son ancienne épouse, Wassila, a appris l’intention de son oncle de limoger Ben Ali.
Je fus réveillé cette nuit-là vers 1h30 du matin par un coup de téléphone du Premier ministre Ben Ali, me priant de le rejoindre d’urgence à son domicile, à Tunis, rue du 1er Juin. J’ai juste eu le temps de m’habiller et, en quelques minutes, je me suis rendu chez lui car il ne résidait pas loin de là où je vivais, à la rue Alain-Savary.
A peine entré par la porte de la cuisine, je fus surpris de trouver réunis autour d’une table en plastique Si Hédi Baccouche, ministre des Affaires sociales et ancien directeur du Parti socialiste destourien (PSD), Mohamed Chokri et Kamel Eltaïef, tous deux amis et confidents de Ben Ali.
…La seule personne qui se tenait debout, lors de cette réunion nocturne, était le Premier ministre, Ben Ali, visiblement fatigué, stressé et démoralisé. Ils étaient d’ailleurs tous tristes et silencieux. «Qu’y a-t-il ? », demandais-je, surpris par leur présence et leur air taciturne et inquiet. C’est Mohamed Chokri qui me répondit dans son style calme, avec l’intonation grave qu’il imprimait à chacune de ses paroles. «Saïda Sassi vient de nous quitter pour l’hôpital. Son oncle, furieux contre Ben Ali qui n’a pas encore fait exécuter le chef des islamistes «khwanjiya», Rached Ghannouchi, lui a administré un coup de canne à son oeil et dit que, demain, il limogera son Premier ministre. Voilà de quoi il s’agit », résuma Mohamed Chokri.
…L’audience tant crainte avec Bourguiba s’est déroulée comme d’habitude, sans aucune allusion au limogeage ! Nous nous sommes revus par la suite dans mon bureau et Ben Ali était heureux d’avoir été maintenu à son poste. Cependant, il était particulièrement triste de constater la dégradation de l’état de santé du vieux leader et son incapacité à diriger lucidement le pays. Je lui ai rappelé alors que, déjà sur son lit d’hôpital, quelques années auparavant, Bourguiba, très affaibli, avait demandé au président algérien Chedly Ben Jédid, venu s’enquérir de sa santé, de prendre soin de la Tunisie : «hanîni ‘a la tounès », lui a-t-il dit. Cette phrase signifiait déjà sa fin comme si la Tunisie n’avait pas ses propres fils pour la défendre. L’idée du « changement » a commencé à germer dans nos esprits lors de cette rencontre. Cela s’est passé entre nous deux, uniquement, et aucune tierce personne, ni pays, proche ou lointain, n’ont été mis au courant.
…Nous nous réunissions tous les deux, donc, la nuit, à l’abri des regards, dans une propriété de La Soukra. Lors de ces réunions, j’ai su que Ben Ali avait, par ailleurs, appris de ses services secrets qu’une tentative de coup d’Etat se préparait à l’instigation des islamistes pour le 8 novembre suivant, journée au cours de laquelle est célébrée la fête de l’arbre, présidée par le chef de l’Etat. Cette information, à la fois grave et importante, n’augurait rien de bon et nous a été fournie par nos agents secrets. Nous l’avons prise très au sérieux, particulièrement suite aux attentats perpétrés à Sousse et à Monastir au mois d’août, qui ont fait des victimes parmi les touristes et occasionné des dégâts et de nombreuses manifestations agressives organisées dans les artères des grandes villes.
…Nous étions à la fois occupés par la planification de notre projet mais surtout préoccupés par le complot des islamistes. Autrement dit, on allait être soumis, bien malgré nous, à une véritable course contre la montre afin d’éviter un bain de sang. De ce fait, nous avons décidé d’exécuter notre projet le 7 novembre suivant.
…Nous avons peaufiné notre projet dans ses moindres détails et ce n’est que le 5 novembre que nous avons mis au courant nos principaux lieutenants. Ensuite, nous nous sommes rendus au domicile de Si Hédi Baccouche pour l’informer des détails du plan et le charger de préparer la déclaration du 7 novembre (voir annexe). Dieu allait soutenir notre action car elle était destinée à sauver notre Tunisie.
…A partir de 20 heures, Ben Ali, en tant que Premier ministre, a convoqué dans son bureau le ministre de la Défense, Slahedine Baly, le ministre de la Santé, les médecins traitants de Bourguiba, les chefs d’états-majors de l’armée, Si Hédi Baccouche, ainsi que le directeur général de la Sécurité militaire, le général Youssef Ben Slimane, que nous avons eu du mal à trouver pour qu’il rejoigne à son tour le ministère de l’Intérieur, etc.
Pour ma part, à la caserne de l’Aouina, j’ai préparé mes unités de la Garde nationale en lesquelles j’avais une confiance aveugle, et en particulier celles relevant des unités spéciales d’intervention, « les commandos », sous les ordres du colonel Mahmoudi, à qui je rends un vibrant hommage pour son courage et son patriotisme. Leur mission consistait à procéder à la relève de la Garde présidentielle. J’ai insisté d’ailleurs, lors de nos réunions à La Soukra, sur le fait que seules les unités de la Garde nationale devaient participer à cette opération. J’ai dû attendre que la ligne téléphonique de la région Carthage-La Marsa soit coupée par un agent de la Sûreté nationale, M. Abdelkrim Ghouma, un fidèle de Ben Ali, pour me rendre à 23h30 au ministère de l’Intérieur. A mon arrivée, Ben Ali me présenta en aparté Rafik Chelly, directeur de la Garde présidentielle, afin de m’accompagner et procéder à mes côtés à la relève de la garde du palais. J’ai, par la suite, quitté le ministère de l’Intérieur encadré par deux commandos et accompagné de Chelly, qui a pris place dans ma voiture. On s’est d’abord rendu à la caserne de l’Aouina, où mes unités étaient prêtes pour le départ. Aux alentours de 1h30 du matin, le convoi que je dirigeais a quitté la caserne et pris la direction du palais de Carthage.
Arrivé sur les lieux, j’ai procédé à l’installation de mes unités et chargé le colonel Hédi Ben Salah, commandant des blindés, de placer ses engins autour du palais et de couper la route entre La Marsa et Carthage. J’ai procédé aussi, sur le côté maritime, à l’installation d’une vedette de surveillance commandée par le capitaine Faouzi Zaatir, avec lequel j’étais en contact radio. Par la suite, j’ai entamé la relève de la garde encadré par deux commandos armés, capitaine Bougrine et colonel Mahmoudi.
…Les deux premières relèves de gardes en faction se sont déroulées sans accroc. La troisième concernait un gradé de la Garde nationale qui, agité et nerveux, refusa catégoriquement de remettre son arme, la chargea et menaça de nous tirer dessus. Mes hommes réagirent immédiatement en pointant sur lui leurs mitraillettes. J’ai malgré tout pris le risque d’avancer calmement vers l’intéressé en me présentant comme étant son supérieur de la Garde nationale. Il était en état d’extrême nervosité mais j’ai continué à avancer en lui donnant l’ordre ainsi qu’à mes hommes de baisser immédiatement les armes. C’est à ce moment-là qu’il s’est finalement résigné à me remettre son fusil. Nous poursuivions la relève à l’intérieur de la cour du palais lorsqu’un autre gradé a, lui aussi, résisté. S’agissant d’un élément de la police, c’est Rafik Chelly qui l’a convaincu de remettre son arme.
…Une fois l’opération terminée, j’ai appelé Ben Ali par RTM, vers 3h30 du matin, pour lui dire : «Alhamdoullah ‘alaessalamah. Tout s’est passé correctement et sans incident, wa mabrouk, Monsieur le président».