Radioscopie de la genèse d’une république
Par Béchir Turki Ingénieur Télécommunication
Quelques mois d’autonomie interne. (27 août 1955 – 20 mars 1956)
Le protocole d’accord franco-tunisien relatif au régime d’autonomie interne de la Tunisie est paraphé après de longues et laborieuses négociations, le 31 mai 1955, veille du retour triomphal de Bourguiba à Tunis. Le 3 juin, le texte est signé, du côté tunisien par M. Tahar Ben Ammar et du côté français par M. Edgar Faure.
Après ratification par le Parlement français, il est scellé au Palais de Carthage par S. A. Sidi Lamine Pacha Bey, le 27 août, sur la table même où trois quarts de siècle plus tôt, le 12 mai 1881, avait été apposé le sceau beylical.
Perçue par la majorité des Tunisiens comme l’antichambre d’une inéluctable et prochaine indépendance, l’autonomie interne a été dénoncée par une minorité virulente comme une forfaiture. Ainsi la joie populaire, ne fut pas totale. «Quelqu’un vint troubler la fête» ! Il avait nom Salah Ben Youssef.
Au moment même où Bourguiba débarquait à la Goulette de la «Ville-d’Alger», son rival secret jetait le masque. De Genève où il résidait depuis plusieurs jours, il fit une déclaration tonitruante avant de s’envoler pour le Caire. «Je n’ai jamais approuvé ces accords avant leur signature. Bien au contraire. Je n’ai jamais caché mon opposition aux textes élaborés. La Tunisie veut une indépendance totale et non pas une autonomie illusoire et inconsistante. Je serai donc un dissident du Néo-Destour. Je ferai campagne contre des accords qui laissent entre les mains des Français des privilèges acquis par la force c’est-à-dire les Affaires étrangères, la Sécurité et la Défense nationale.» (fin de citation).
Une lutte à mort va s’engager entre «le Combattant Suprême» et le «Grand Leader»1. Bourguiba convoque un congrès pour le 15 novembre 1955. La capitale du Sud en sera le berceau. Le Néo-Destour n’est plus un parti interdit. Pour la première fois depuis Ksar-Hellal une réunion politique néodestourienne pourra se tenir au grand jour. A cet avantage de la liberté retrouvée s’ajoute celui de la dignité. En effet, à partir du 1er septembre 1955 les décrets beylicaux ne sont plus «visés pour promulgation et mise à exécution» par le résident général. Ce même jour le représentant de la France devient Haut Commissaire de France en Tunisie. Le décret présidentiel du 10 février 1884 n’a plus cours2. Le Journal Officiel daté du 13 septembre 1955 paraît propre de toute signature étrangère. Et, justement, le 13 septembre -pure coïncidence -est la date choisie par le secrétaire général du Néo
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C’est le titre donné à Ben Youssef par le quotidien As-Sabah, notamment.
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Décret français en vertu duquel les décrets beylicaux doivent être promulgués par le résident général pour devenir exécutoires.
Destour pour rentrer à Tunis après avoir reçu au Caire une délégation de chefs de fédérations dépêchée par le Bureau politique avec mission de le convaincre de son nécessaire retour au pays. A L’aérodrome d’El Aouina,? Bourguiba accueille «le camarade de lutte et l’ami de 25 ans». Hélas ! Ben Youssef demeurera sourd aux ouvertures de son aîné.
Le vendredi 7 octobre 1955, du haut du minbar de la Zitouna, après la prière collective, le secrétaire général harangue une foule massée non seulement dans le sanctuaire et dans la cour de la prestigieuse mosquée mais également dans les rues avoisinantes. «L’autonomie interne, dit-il, et un pas en arrière». Tout en développant cette thèse il rappelle les recommandations de la «conférence internationale des pays du Tiers-Monde» tenue à Bandung, dans l’Ile de Java, en Indonésie du 18 au 25 avril 1955 et en profite pour interpeller nos frère Algériens et Marocains. En Algérie, on le sait, Faction insurrectionnelle est déclenchée le 1er novembre 1954. Quant au Maroc, il se prépare à mettre fin à la lutte armée et à réserver un accueil triomphal au retour du Sultan Mohamed V, déporté début 1953 en Corse, puis à Madagascar.
Le 14 octobre, au Caire, les amis de Salah Ben Youssef annoncent l’exclusion de Bourguiba du «Comité de libération du Maghreb arabe». Le Bureau politique en est également exclu. «Désormais Salah Ben Youssef est considéré comme détenant tous les pouvoirs du Néo-Destour».
Le dimanche 30 octobre, Salah Ben Youssef prend deux décisions immédiatement diffusées par les médias. Voici la teneur du premier communiqué : d’après le règlement intérieur du parti, seul le secrétaire général est qualifié pour convoquer un congrès. En conséquence l’annonce d’un congrès pour le 15 novembre 1955 est nulle et de nul effet. Un congrès légal, y est-il précisé, se tiendra au cours du premier semestre 1956. Dans le second communiqué «le Grand Leader» annonce une scission. Il invite les militants à quitter le Bureau politique et à rejoindre le «Secrétariat Général». Ben Youssef croit donner à cette entité une existence objective en la dotant de locaux minuscules loués à la va-vite et ouverts dans plusieurs points du pays. Dans son esprit la «nouvelle scission» aura les vertus de celle du 2 mars 1934. Or, on ne peut comparer que des choses comparables. Ben Youssef fait mine de F oublier : à Ksar-Hellal la scission avait été décidée par un congrès extraordinaire et non pas par un homme isolé.
Bourguiba réagit. Il réagit vite. Selon son habitude, il procède par étapes. Aussi, invite-t-il le fougueux rival à soutenir son point de vue devant les congressistes. Ben Youssef refuse, encore une fois, la main tendue par le président du parti. Il ne peut prendre la parole dans un congrès illégalement convoqué. Son entêtement lui coûtera cher. Le 8 octobre le Bureau politique F exclut du Néo-Destour. Le 15 novembre, à Sfax, venus de tous les coins du pays, 1229 militants réunis à la cité Ezzitouna approuvent après délibération la politique de Bourguiba. Ipso facto l’exclusion de Ben Youssef est entérinée. Mais le «Grand Leader» ne s’avoue pas vaincu. Téléguidé et financé par l’Egypte nassérienne, il persévère dans ses aberrations. Sporadiquement, des assassinats sont commis de part et d’autre, même, après sa fuite. Le 28 janvier 1956, une âme charitable prévient le farouche dissident de son imminente arrestation suite à un mandat d’amener lancé contre lui pour incitation à la révolte. Ben Youssef se dépêche de quitter clandestinement le territoire national, s’introduit en Libye et y reçoit le droit d’asile.
Cinq jours plus tard, le 2 février, Bourguiba s’envole pour Paris en vue de tâter le terrain pour l’indépendance totale et très probablement pour mettre en garde la France contre les agissements de Salah Ben Youssef orienté par Nasser, le président égyptien, contre l’Occident. La tâche du leader tunisien sera relativement aisée car des pourparlers sont en cours pour l’indépendance du Maroc avec le Sultan Mohamed V rapatrié de Madagascar le 16 novembre 1955.
L’autonomie interne tire vers sa fin. Elle aura duré un peu moins d’une année. Le 29 février des négociations sent entamées au Quai d’Orsay. Le 20 mars la Tunisie accède à l’indépendance, dix-huit jours après le Maroc. Cette fois, le protocole d’accord, toujours signé du côté tunisien par M. Tahar Ben Ammar, l’est du côté français par M. Christian Pineau. Le traité du Bardo du 12 mai 1881 devient caduc.
Le 11 avril, le Bey accepte la démission du gouvernement Ben Ammar. Bourguiba, pressenti pour former un nouveau ministère est nommé immédiatement Premier ministre, président du conseil, ministre des Affaires étrangères et ministre de la Défense nationale. Les consultations ne dureront pas longtemps. Le 15, la nouvelle équipe est présentée au souverain. Elle est composée, sous la présidence de Bourguiba, d’un vice-président du conseil, de deux ministres d’Etat, de onze ministres et de deux secrétaires d’Etat. Sept membres de l’équipe appartiennent au Bureau politique.
Sans perdre de temps, tout en s’attelant à la construction de l’Etat, Bourguiba donne à l’éradication du Youssefisme un style nouveau. Coup sur coup, il obtient le 18 avril la tunisification intégrale des services de sécurité puis, le lendemain, 19 avril, il fait sceller par le bey deux décrets, l’un créant une Haute Cour de Justice, l’autre prévoyant des indemnités susceptibles d’être allouées aux membres comités de vigilance. Rappelons-le, la création de tels comités a déjà été prévue par un arrêté du 31 mars écoulé, arrêté signé Tahar Ben Ammar3.
L’activité des vigiles est ultra-secrète. Elle est centralisée dans un vieux local, labyrinthe de galeries, de couloirs, de trappes, de puits et de caves, situé rue de l’obscurité, ou «Sbatt Edhiam», dans la médina de Tunis. On y accède par le Boulevard Bab-Benat, via la rue Bir Lahjar. Ce local est en fait un lugubre traquenard. Il attend ses proies dans le noir et dans le silence. On ne peut choisir mieux pour abriter des chambres de torture. Quartier Général peu ordinaire, on y pénètre mais on n’en sort jamais. Le trébuchet se referme impitoyablement. Parfois le voisinage entend des hurlements de douleur ou des cris de frayeur.
Parfois aussi, des âniers font sortir de ce lieu sinistre de gros sacs maculés de sang.
Une autre espèce de tueurs agissant en groupe ou en solitaire ratissent le pays et éliminent tout opposant préalablement désigné. Le coup de main est furtif et ne laisse
Le décret du 19 avril et l’arrêté du 31 mars paraissent à la page 586 du n° 34 du J.O. daté du 27 avril 1956. Le décret du 19 avril signé Habib Bourguiba est placé au-dessus de l’arrêté signé Tahar Ben Ammar.
aucun indice.
Que conclure ? On peut trouver monstrueux le recrutement d’hommes de main par le pouvoir. Or, l’histoire nous l’enseigne : toutes les révolutions et tous les mouvements de résistance ont eu recours aux mêmes méthodes de lutte et d’épuration. La répression impitoyable du youssefisme a finalement sauvé la
Tunisie, à l’aube de son indépendance, d’une guerre civile. Bourguiba l’avouera lui-même mais à demi-mot. Il déclarera avoir sacrifié «le peu» pour sauver «le tout». Venant d’un Chef d’Etat, juriste de formation, la confession est surprenante.
Son devoir était de faire rechercher le ou les assassins ou de les faire traduire en justice.
Il y a plus surprenant. Bourguiba à diverses reprises ordonne à l’Armée Tunisienne -à peine née -de combattre les youssefistes et autres rebelles réfugiés dans les montagnes du Nord et du Nord-Ouest.
Encore plus surprenante est une demande antérieure de même nature présentée à l’autorité française. Qui l’eut cru ! le président du Néo-Destour peu de jours après l’indépendance de la Tunisie s’abaisse à prier l’armée d’occupation, encore présente dans le pays, de l’aider à exterminer les youssefistes terrés dans les djebels du Sud. Le Haut Commissaire de France acquiesce. Il utilise, pour répondre au vœu de Bourguiba, les Unités du 8e Régiment des Tirailleurs Tunisiens appuyées par l’aviation et l’artillerie. En conséquence, des soldats tunisiens sont utilisés pour pourchasser des civils tunisiens. Les pertes sont lourdes des deux côtés. Le Bey n’était pas dans le secret. Emu par l’information, Sidi Lamine proteste auprès de M. Seydoux. Nous étions au début du mois d’avril 1956, «Vos soldats sont mes sujets, lui dit-il. Vous les avez utilisés sans mon assentiment contre d’autres de mes sujets. Le sang versé des deux côtés est du sang tunisien !» Le représentant de la France’4 lui apprend la vérité. «J’ai répondu favorablement à une demande présentée par Maître Bourguiba5, en vertu d’un accord réalisé le 28 mars dernier entre M. Ladgham, vice-président du conseil et moi-même», répond-il au souverain. Et d’ajouter : «Rentré de Paris après avoir discuté du même sujet avec le gouvernement français Me. Bourguiba était présent à mon entretien avec M. Ladgham».
Informé des propos échangés entre le Bey et le Haut Commissaire de France, Bourguiba, fou de colère, court à Carthage, s’introduit au Palais, fait irruption dans le bureau particulier du prince Chadly6 et cause un tumultueux esclandre. Le prince Slaheddine était là, tout à fait par hasard. C’est tant mieux ! pense le chef du parti. Malin comme un singe, il renverse les données de l’entrevue litigieuse.
L’accusé devient accusateur. «Votre père, dit-il aux deux princes, est en train de comploter pour empêcher la Tunisie d’être totalement maîtresse de sa sécurité.
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M. Roger Seydoux a été successivement : a-Haut Commissaire de France du 1er septembre 1955 au 19 mars 1956 b-Ambassadeur de France à partir du 20 mars 1956.
Recruté sur place, il était antérieurement au 31 août 1955, ministre délégué à la résidence générale.
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Voir les journaux du 29 mars 1956.
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Alors, chef de cabinet du Bey.
Les forces de police doivent demeurer selon son secret désir sous la tutelle française : ainsi sa protection sera mieux assurée!». Charly Bey tente de calmer le futé querelleur. «Le souverain, rétorque-t-il, voulait tout simplement exprimer son souci de protéger ses sujets, même quand ils sont provisoirement des soldats au service de la France7.
La magouille n’ayant pas pris avec le Prince Chadiy, Bourguiba essaiera de ruser avec Tahar Ben Ammar. Il lui répète les mêmes propos puis il lui demande un témoignage écrit attestant la volonté du Bey de voir» la France continuer à assurer la sécurité du trône. Le Premier ministre refusera de se prêter à un acte de félonie. «Une telle altération de la vérité, dit-il à Bourguiba, serait une forfaiture».
Ce sera là l’origine de l’une des dents gardées par le vindicatif leader à la fois contre le Bey et contre Tahar Ben Ammar ; contre le premier pour avoir osé convoquer, sans son aval, le représentant de la France ; contre le deuxième, pour avoir refusé de lui délivrer un témoignage mensonger le blanchissant de tout acoquinement avec l’armée d’occupation.
Pour bien comprendre cette phase cruciale de la lutte contre le youssefisme il est nécessaire d’avoir une vue claire du déroulement des principaux événements des mois de février, mars et avril 1956. Deux dates sont à noter : le 20 mars et le 10 avril. Dans ce laps de temps, se placent les vingt-deux premières journées d’indépendance. Tahar Ben Ammar est encore Premier ministre. Bourguiba, président du Néo-Destour lui succédera le lendemain 11 avril. Et c’est la troisième date à noter. A partir de là, s’ouvre l’ère bourguibienne.
Je l’ai déjà dit, les négociations pour l’indépendance commencèrent le 29 février. Un léger remaniement8 du cabinet Ben Ammar permit à Bahi Ladgham, secrétaire général du Néo-Destour de se joindre aux négociateurs avec la qualité de vice-président du Conseil et rang de ministre d’Etat.
En France, rappelons-le, Guy Mollet était chef du gouvernement ; Christian Pineau d»tenait le portefeuille des Affaires Étrangères ; Alain Savary, grand amide toujours, était le nouveau ministre des Affaires marocaines et tunisiennes.
Sur l’insistance de Tahar Ben Ammar, Bourguiba est invité à demeurer quelques jours dans la capitale française. Rien ne peut se faire sans son aval. Tout le monde le sait. Le Combattant Suprême vint donc à Pans. De son hôtel, il se mit à orienter l’équipe tunisienne. Une fois le protocole signé par Tahar Ben Ammar, plénipotentiaire du Bey, le problème prioritaire pour Bourguiba devenait le suivant : Que faire pour s’attribuer aux yeux de l’opinion tunisienne tout le mérite de l’accession de notre pays à l’indépendance ? La solution est vite trouvée : il suffit de rentrer à Tunis avant Tahar Ben Ammar. On trouvera bien au Premier ministre quelque chose à faire pour retarder son retour de deux ou trois jours. Le désir secret de Bourguiba de rafler pour lui tout seul la joie populaire, se réalisa avec l’aide de la
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Je tiens ces renseignements du Prince Chadiy lui-même.
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Décret du 25 février 1956.
France. Un superbe avion militaire, un C47 de la base de Villacoublay, fut mis à sa disposition le 22 mars.
Bahi Ladgham, Mohamed Masmoudi, Béchir Ben Yahmed, Taïb Slim et d’autres personnalités montèrent à bord du même avion. On avait remarqué la présence parmi les passagers de Wassila Ben Ammar, la future épouse. Une autre femme était là également, Saïda Sassi, nièce et confidente du Combattait Suprême.
L’aérodrome d’El Aouina grouille de monde. L’avion amical atterrit à 11 heures et demie et s’arrête devant l’aérogare. Dès que Bourguiba paraît sur la passerelle, une joie immense se manifeste. Elle devient délire, une fois les pieds du héros du jour posés à terre. Bourguiba est hissé sur les épaules et porté en triomphe.
L’accueil rappelle celui du 1er juin dernier à la Goulette. Deux jours plus tard, le 24 mars, au même aérodrome seuls quelques officiels sont là pour un accueil strictement protocolaire du Premier ministre. Tahar Ben Ammar était accompagné de son chef de cabinet, son homonyme Mondhor Ben Ammar, frère de Wassila.
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Le 26 mars, les résultats des élections à l’Assemblée Nationale Constituante sont proclamés. Le jour même le deuil succède à la joie : un jeune élu, le député de Gafsa, Houcine Bouzaïane est assassiné dans sa ville. La stupéfaction est générale. Bourguiba est atterré. Pour lui permettre d’assister aux obsèques du valeureux militant, le Haut Commissaire de France met à sa disposition un Siébel de l’armée de l’air pour l’aller et pour le retour. Il se fait accompagner de Béhi Ladgham, de Taïb Mhiri et du chef fellaga Hassen Ben Abdellaziz El Ouardani.
A son retour à Tunis, Bourguiba fait la déclaration suivante : «Nous avons conféré avec le délégué du Haut Commissaire de France, le commandant du secteur, le chef de la gendarmerie, le commissaire de police, les deux caХds de Gafsa et de Sidi Bou Zid. On envisage les mesures propres à mettre un terme à ce terrorisme larvé qui est le fait de quelques individus. Nous poursuivrons certainement cette conversation avec le Haut Commissaire».
Le 28 mars, Bourguiba est de nouveau à Paris pour des entretiens à un haut niveau sur le même sujet. Avant son retour à Tunis il répète à «Paris-Inter» la déclaration faite la veille, à son retour de Gafsa. Faisant allusion aux entretiens parisiens, il ajoute : «Il a été décidé que des éléments armés, choisis par nous, cautionnés par nous, seraient engagés et je me fais fort de faire disparaître d’ici quelques semaines toutes traces de troubles dans ces régions».
Au même moment, à Tunis, M. Roger Seydoux, Haut Commissaire de France et
M. Bahi Lagham, vice-président du Conseil, sont en train d’étudier «la situation générale dans les régions de Gafsa, Thala et Sidi Bou Zid à la lumière des opérations déclenchées par le Maghzen en coopération avec les troupes françaises après les assassinats de ces derniers jours». Dés son arrivée à Tunis, vers 15 heures, Bourguiba se joint à eux.
Tout cela Lamine Bey ne le savait pas. Et pourtant, les journaux de Tunis en parlaient.
* * *
Voici quelques phrases écrites par Edgar Faure dans ses «Mémoires» à propos des négociations pour l’autonomie interne. «… Il fallait surtout tenir compte de la présence en arrière-plan d’un homme, Habib Bourguiba et d’une politique, la sienne. Il était illusoire de penser que les rapports franco-tunisiens pourraient être réglés sur la scène d’un théâtre d’ombres. Les ministres, Tahar Ben Ammar, Masmoudi, Mongi Slim, n’existaient que par délégation et la solution finale serait retardée jusqu’au moment où Habib Bourguiba pourrait apparaître tel le deus ex machina».
Ces réflexions pertinentes demeurent valables quant aux négociations de février-mars 1956 du protocole de l’indépendance. Cependant, une variante est introduite : la France finit par tirer de sa cachette l’animateur des figurines et discute directement avec lui. En effet, les plénipotentiaires tunisiens achoppent, le
17 mars, à la formule d’«indépendance dans l’interdépendance». A midi, ils quittent le Quai d’Orsay. Bahi Ladgham a le visage défait. «Les négociations sont interrompues, annonce-t-il. Nous rentrons à Tunis, les mains vides». Le jour même Guy Mollet, président du Conseil, sauve la situation. Il autorise Christian Pineau à reprendre le dialogue directement avec Bourguiba. En fin d’après-midi, le président du Néo-Destour quitte à son tour le Quai d’Orsay. Son visage est détendu. «Les négociations ne sont pas interrompues, dit-il aux journalistes. Un accord est trouvé. La signature du protocole est imminente».
Nos amères-petits-enfants pourront en savoir plus sur la teneur des entretiens Bourguiba-Faure et Bourguiba-Pineau. En effet, il faudra attendre l’année 2050 pour avoir la possibilité d’examiner le dossier Bourguiba, dans les archives françaises.
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Abolition de la Monarchie et proclamation de la République.
La journée du 25 juillet 1957 avait offert à des constituants muselés, un ballet en deux actes savamment monté. C’était un jeudi. Pour la mise au point du spectacle le maître de ballet avait réuni le lundi précédent, 22 juillet successivement deux aréopages : la conférence des ambassadeurs puis le Bureau politique du Néo-Destour. Le lendemain, mardi 23 juillet, Jallouli Farès, chargé de réunir un troisième aréopage, mettra au point avec les membres du Bureau de l’Assemblée Nationale Constituante certains détails de la mise en scène.
Le premier aréopage avait permis pour la première fois à l’ensemble de nos représentants à l’étranger d’être en séance. Ils formaient un corps de huit diplomates : Mongi Slim ; Mohamed Masmoudi ; Sadok Mokaddem ; Taïeb Sahbani ; Taïeb Slim ; Mondhor Ben Ammar ; Hassane Beikhodja et Mohamed Mokni respectivement accrédités à Washington, Paris, le Caire, Rabat, Londres, Rome, Madrid et Tripoli. Les quatre agents énumérés les premiers étaient également membres de la Constituante. A F issue de la conférence, tenue à Dar-El-Bey de 9h55 à 14hl0, ils reçoivent -à l’exception de Masmoudi -l’ordre de regagner immédiatement chacun son poste.
Le deuxième aréopage avait délibéré à Sayda de 18h30 à minuit. Le bureau politique était, rappelons-le, composé de quinze membres : Habib Bourguiba ; Bahi Ladgham ; Jallouli FarПs ; Mongi Slim ; Hédi Nouira ; Sadok Mokadem ; Taïeb Mehiri ; Ahmed Mestiri ; Mohamed Masmoudi ; Ferjani Bel Haj Ammar ; Ali Belhaouane ; Habib Achour ; Ahmed Tlili ; Abdallah Farhat et Abdelmajid Chaker. Seul ce dernier n’était pas député à l’Assemblée Nationale Constituante.
Rappelons-le, Sayda était le nouveau nom de Sainte-Monique, station du TGM entre Le Kram et Sidi-Bou-Saмd. Là était la résidence de Bourguiba, Premier ministre. Du temps du Protectorat, c’était la demeure du Secrétaire Général du Gouvernement Tunisien. Agrandie après l’abolition de la monarchie, elle devint le Palais présidentiel de Carthage.
Le troisième aréopage eut lieu au Palais du Bardo. Le Président de l’Assemblée Nationale Constituante avait réuni dans son cabinet, le Bureau de l’Assemblée et la Commission de Coordination, une super-commission chargée à la fois de coordonner les travaux de l’ensemble des commissions de la Constituante et de mettre au point la rédaction définitive du texte de la Constitution. Elle était présidée par Ahmed Ben Salah, benjamin de rassemblée et jeune loup fort en gueule. C’est très probablement, ce matin-là, qu’à été arrêtée la liste des intervenants.
* * *
Le 25 juillet, Jallouli Farès ouvre à 9h22 la séance. D’emblée, il annonce l’ordre du jour. Curieusement, il oublie les termes du décret beylical du 29 décembre 1955 portant institution d’une Assemblée Nationale Constituante. Dans les considérants dudit décret, il est question de doter «Notre Royaume d’une Constitution définissant l’organisation des pouvoirs». De plus, l’article 1 du même décret beylical reprend l’expression «doter Notre Royaume d’une Constitution ».
Laconique comme à son ordinaire, le président de l’Assemblée indique la raison du retard mis pour la rédaction du texte de la Constitution. «Nous ne pouvons élaborer une telle charte, dit-il, sans nous mettre d’accord préalablement sur la forme de l’Etat». Aucun député n’osera objecter que la forme de l’Etat est précisée dans le décret beylical en vertu duquel l’Assemblée Nationale Constituante est à l’oeuvre depuis tant de mois.
«La séance plénière de ce 26 Dhoul-Hijja correspondant au 25 juillet 1957, poursuit Jallouli Farès, ne se terminera pas sans que les représentants de la nation n’aient exprimé clairement leur option à ce sujet. Personne ne quittera les lieux avant la fin des travaux». Et d’ajouter à la grande joie de tout le monde : «il y aura une courte interruption pour le déjeuner. Le repas sera servi dans l’une des grandes salles du Palais».
Sur ce, le Président de l’Assemblée Nationale Constituante fait l’appel et donne au fur et à mesure les motifs de l’absence de cinq députés : un ministre en mission à Paris, Hédi Nouira ; trois ambassadeurs, Mongi Slim ; Sadok Mokaddem et Taeb Sahbani ; un député, Jalloul Ben Chérifa9, est excusé pour la matinée.
En face du Président de F Assemblée, quatre-vingt-douze élus sont assis chacun à sa place de député. Le banc du gouvernement est vide. L’hémicycle est empli par un grand nombre d’invités au premier rang desquels tous les ambassadeurs accrédités à Tunis conduits par leur doyen, M. Georges Gorse, ambassadeur de France. Les représentants de la presse nationale et de la presse étrangère sont là.
La radiodiffusion tunisienne ainsi que quelques opérateurs de stations étrangères sont prêts à l’oeuvre. De son palais, Lamine Bey suivra les débats retransmis en direct. Hypnotisé par la Vox populi il demeurera impassible devant la démesure de l’événement.
Une fois Rappel nominatif terminé, Jallouli Farès entreprend de «compléter» (sic) la liste des intervenants éventuels par les noms de ceux qui n’ont pu déjà se manifester (reste). «Une première liste «provisoire» (reste encore) de huit noms est entre mes mains : Ahmed Ben Salah ; Rachid Driss ; Nasr Marzouki ; Ahmed Drira ; Chadiy Naïfar ; Mohamed Kacem ; Mohamed Ben Romdhane et Mohamed Badra» ajoute-t-il en vasouillant. Et de préciser : «pour des raisons de gain de temps, ceux-là interviendront, dit-il en priorité et monteront à la tribune dans l’ordre où ils viennent d’être énumérés». En fait, c’était les huit danseurs prévus pour le spectacle.
La parole est donnée en premier lieu à Ahmed Ben Salah. Le coordonnateur de toutes les commissions de l’Assemblée avait pour consigne de clarifier l’ordre du jour et de formuler le problème de l’heure : choisir entre la monarchie et la république. Or, dans une improvisation verbeuse et quelque peu confuse M. Ben
Salah ne prononce aucun des deux termes de l’alternative. Ni le mot «monarchie» ni le mot «république» ne sont employés. Par contre, il s’appesantit sur sa qualité de président de la commission de coordination. «Décider de la forme future de l’Etat, souligne-t-il ensuite, n’entre ni dans les attributions du bureau de l’Assemblée ni dans celles du gouvernement». Seule une réunion plénière des représentants de la nation peut prendre une décision en la matière. M. Ben Salah termine son exposé par la formulation de deux vœux : d’abord, la fin d’un régime politique anachronique ; ensuite la proclamation de la journée du 25 juillet 1957, jour de fête nationale.
La parole est donnée ensuite à Rachid Driss. Ce deuxième danseur manifeste d’emblée son exaspération à l’endroit de Ahmed Ben Salah, médiocre histrion à son goût. Il lui reproche de s’être cantonné dans les généralités et de n’avoir pas souhaité à la Tunisie une «république libre ». L’habile surenchère vaudra à l’ancien compagnon du docteur Habib Thameur des applaudissements très vifs. Le parfait cabotin se gonfle la poitrine, savoure son succès à pleins poumons et se lance dans une longue énumération des méfaits accomplis par les beys successifs y compris le Souverain actuel. La diatribe achevée, le bateleur explique -au lieu et place de Ben Salah -le choix à faire par l’Assemblée : opter soit pour une monarchie constitutionnelle soit pour un régime républicain. Reprenant l’expression tantôt
Député de Sousse et président de l’Office National de l’Huile.
applaudie, il exhorte ses pairs à voter pour «une république libre». Curieuse expression sortant de la bouche d’une ancienne sirène de la cause nazie.
Sur ce, Ben Salah reprend la parole. Saisissant au vol une planche de salut lancée par le président de l’Assemblée, il précise le sens de son intervention de tout à l’heure : en sa qualité de président de la commission de coordination il avait à exposer le problème sans prendre parti. Il reconnaît cependant la maladresse d’une péroraison vague et hors du sujet. Il fait amende honorable. «Je reprends la parole en ma qualité non pas de président d’une commission mais de simple élu» souligne-t-il. Enivré par son propre discours -un discours toujours obscons -il s’écoute parler et comme dirait «le Canard enchaîné», il dépasse «le mur du çon» par la noix suivante : «Du temps de la lutte nationale nous formions, prétend-il, une république de militants et nous avions un président à la tête de cette république. Mais c’était une république sans loi. Il nous faut aujourd’hui nous donner une république dotée d’une loi», (fin de citation).
Qu’on me permette ici une parenthèse. Quand on connaît les vrais sentiments de Ben Salah à l’endroit de Bourguiba, on demeure sidéré devant tant d’obséquiosité de la part d’un arriviste d’ordinaire irrévérencieux envers toute personne détenant «un plus» par rapport à lui-même. Déjà, en 1951, en sa qualité de délégué de Farhat Hached auprès de la C.I.S.L. à Bruxelles, il faisait de temps en temps un saut à Paris, au 115 Boulevard Saint-Michel, et manigançait pour prendre la place de Bourguiba à la tête du Néo-Destour ! Tout simplement. Quatre ou cinq étudiants composaient sa galerie…Le nouveau froc s’explique aisément. Il faut ce qu’il faut. Pour le secrétaire général de PU.G.T.T. -ci-devant, professeur-adjoint d’arabe -un poste ministériel est à l’horizon…
La première partie de la séance plénière durera jusqu’à midi et demi. Avaient pris la parole, aprés la deuxième intervention de Ben Salah, dix députés dans l’ordre suivant : Ahmed Drira ; Nasr Marzouki ; Chadiy Neïfar ; Mohamed Badra ; Sadok Boussoffara ; Mohamed Ben Romdhane ; Mohamed Kacem ; Taieb Miladi ; Mohamed Badra une deuxième fois ; Azouz Rebaï et Abderrahmane Abdennebi. En tout donc, douze intervenants auront pris la parole au cours de la matinée.
Après le déjeuner, la séance plénière reprend à 14hl5. Après avoir fait de nouveau l’appel, Jallouli Farès donne la parole à un treizième élu, Abdessiam Achour. La liste de ceux qui avaient demandé à intervenir dans les débats ayant été épuisée, le président de l’Assemblée Nationale Constituante donne la parole à «Monsieur le Président Habib Bourguiba». C’est le deuxième acte du ballet.
En dehors des deux interventions de Mohamed Badra et du discours final de Bourguiba, rien ne mérite vraiment d’être retenu. Le ballet est lassant dès ses débuts. Même verbiage plus ou moins long des uns et des autres, mêmes calomnies à l’endroit des souverains qui se sont succédé sur le trône husseinite, même faiblesse du niveau tant moral qu’intellectuel et surtout même désir de plaire à un homme affamé de compliments et assoiffé d’éloges. Abderrahmane Abdennebi, évoque des faits remontant à 1922 et pousse le dithyrambe à son paroxysme. A son tour, Cheïkh Chadiy Neïfar se révèle habile thuriféraire. Tout en balançant l’encensoir, l’uléma, sans médire de la Maison de Hussein, justifie du point de vue religieux le régime républicain.
Quant à Sadok Boussofara, il a été bref mais exécrable. Médecin de la Cour depuis un quart de siècle d’après son aveu, il s’abaisse à la délation. Convoitait-il le portefeuille de la Santé publique ? Il n’est pas interdit de le supposer.
La dernière danse est exécutée par Abdesslam Achour. Elle est truffée de chiffres puisés je ne sais où. Il prétend que l’allocation (sic) annuelle servie au bey était de 31 millions 500.000 francs en 1945. Vérifions dans le Journal Officiel. Nous y découvrons effectivement la somme citée par le témoin. Seulement, M. Achour est un danseur qui ne sait pas lire. Les 31.500.000 francs correspondaient non pas à la liste civile du souverain mais à l’ensemble des crédits alloués au Palais beylical. Ces crédits comportaient trois lignes de dépenses : la liste civile proprement dite ; les dotations des 222 princes et princesses10 ; les émoluments du personnel et les dépenses du service des palais. Sur le total sus-indiqué, 14 millions étaient prévus pour les dotations des princes et princesses ; et 14 millions 500.000 francs étaient inscrits au titre du personnel et du service des palais. Il ne restait plus pour la liste civile que la somme annuelle de trois millions de francs, soit 250.000 francs par mois. Voilà donc ce que gagnait le Bey de Tunis. En 1945-1946 son salaire correspondait aux émoluments de quatre hauts fonctionnaires. Le pactole n’était pas mirobolant.
Avant de passer au deuxième acte de ce ballet mémorable, il me faut m’arrêter un instant sur l’intervention de Mohamed Badra. On s’attendait à un danseur : un honnête homme se présenta. M. Badra, devait être appelé à la tribune en dernier lieu. Or, je ne sais à la suite de quels signaux mystérieux, il a été invité à prendre la parole tout de suite après le Cheïkh Chadiy Neïfar. L’ancien ministre de Moncef Bey annonce son intention de soumettre une motion à l’Assemblée. Jallouli Farès lui coupe la parole, le rabroue et le renvoie à sa place. L’ordre du jour a prévu un débat et non pas des motions, lui signifie-t-il.
Après les interventions de Sadok Boussofara, de Mohamed Ben Romdhane et de Taïeb Miladi, le président de l’Assemblée, comme pris de remords, fixe Mohamed Badra et lui souffle -s’il veut reprendre la parole -de présenter sa motion sous forme de suggestion personnelle. L’idée est agréée. Badra accède de nouveau à la tribune. En des termes émouvants, il retrace dans ses grandes lignes le court règne de Moncef Bey. «Quelques élus en particulier MM. M’hamed Chenik et Aziz Jellouli m’ont prié, souligne-t-il, de rappeler le rôle joué par l’héroïque Souverain dans la lutte nationale. Eu égard au respect dû à la vérité historique, il convient de prononcer le nom de Moncef Bey avec déférence et considération. Il nous faut nécessairement reconnaître les mérites de ce bey exceptionnel avant de tourner la page de la monarchie et d’ouvrir celle de la république» conclut-il, sous les vifs applaudissements de tous les députés.
Le deuxième acte comporte une seule danse, celle du chorégraphe lui-même. De prime abord, le Maître reproche à ses petits rats d’avoir médiocrement exécuté leurs numéros respectifs. Il se propose donc d’élever le niveau du spectacle. Dans un très
Cette dotation a été supprimée par décret du 31 mai 1956.
long exercice, Bourguiba, sublime par moments, n’est pas égal à lui-même. Il dansote le plus souvent. Il demeure terre à terre, se dévoile vulgaire mégalomane et se révèle falsificateur.
Visiblement, il est énervé. Les applaudissements soulevés par rattachement de Mohamed Badra à Moncef Bey ont dû l’agacer. Plus déplaisantes encore à son goût, les deux très courtes interventions de Jallouli Farès puis de Azouz Rebaï en faveur du souverain martyr ont dû l’irriter davantage. Imprudents séides ! Vous osez apporter de l’eau au moulin d’un husseinide. Vos fâcheuses initiatives ont entravé le bon déroulement du ballet. Bourguiba ne vous pardonnera pas vos bévues. Sur le moment, il ne vous fera aucune observation. Vindicatif -vous le savez bien -il saura attendre des années pour vous punir de vos contretemps et décocher au moment opportun, à l’un et à l’autre, à l’instar de la «mule du pape» un «terrible coup de sabot».
J’ai cité M. Béchir Ben Yahmed au seuil de la présente analyse. Le 25 juillet 1957 le distingué journaliste était depuis le 15 avril 1956, Secrétaire d’Etat à l’Information. Benjamin de la première équipe ministérielle de la Tunisie indépendante, il était assis à l’Assemblée Nationale Constituante parmi les invités.
Il n’avait pas encore Page requis pour la députation. Par devoir, il écoutait Bourguiba avec une extrême attention. Suivant la leçon de Rabelais, il avait su «rompre l’os» du réquisitoire magistral pour nous en montrer plus tard la moelle ; une moelle, «substantifique» certes, mais à l’arrière-goût amer. Le député
Bourguiba dans son ultime journée de Premier ministre du Royaume de Tunis enterrait le vieux monde tunisien. Chef suprême en puissance d’une république en travail, il préfaçait notre imminente entrée dans un monde nouveau.
Bien sûr que non, le train dans lequel Bourguiba nous a embarqués n’était pas nommé «Monarchie». Mais était-ce celui de la «République» ? -Bien sûr que oui, d’après les textes votés et promulgués. Or ces textes, irréprochables en eux-mêmes, le Combattant Suprême aura vite fait de les mettre entre parenthèses pour gouverner le pays selon son bon plaisir, appuyé par un Néo-Destour composé de comparses soumis à ses caprices. Les intérêts des dignitaires du parti unique, repérables à l’œil nu, coulaient derrière les vivats. Durant trois décennies nous aurons à souffrir d’un monocrate à la santé fragile, souvent hospitalisé ou en cure dans une station thermale, sujet à des accès de délire suivis par bonheur de longs moments de lucidité et de génie politique.
Le problème de Lamine Pacha Bey.
Le mois d’octobre 1944 est celui de mon entrée au Collège Sadiki. Achevée depuis dix-sept mois, la campagne de Tunisie éloigna de notre pays une Afrikakorps effondrée et une VIIIème armée victorieuse. Mais ce n’était pas encore la fin du cataclysme. La Seconde Guerre mondiale continuait loin de nos frontières.
Mes aînés de deux ans, ceux de la promotion 42 -et, bien sûr ceux des cinq promotions antérieures -ont eu le privilège de vivre une journée singulière dans l’histoire de renseignement secondaire tunisien. Le 14 octobre 1942, Sadiki accueillait Sidi El Moncef Pacha Bey. Ce jour-là les élèves eurent le bonheur de voir de près le Souverain. Rassemblés dans la cour d’honneur, ils écoutèrent de toutes leurs oreilles une leçon faite à leur usage, devant le prestigieux visiteur, par le sous-directeur de rétablissement. Mohamed Attia avait utilisé dans sa composition les dérivés du verbe «sadaqa», pour tracer le portrait moral du sadikien modèle.
Avec «Sadok Bey, Sadiki et Sadikien» et avec les trois mots «sedq, sadaqa et sadouq» signifiant «vérité, véridique et véracité» il avait tissé de main de maître une page impérissable digne d’être mise sous les yeux des écoliers tunisiens de tous les temps. On pourrait l’intituler : «Voici ce que tu dois être !»
Ces mêmes aînés nous ont relaté la profonde colère éprouvée le jour où, peu avant la fin de la même année scolaire, leur parvint la nouvelle de la destitution du Souverain bien-aimé. C’était le vendredi 14 mai 1943. Nous le savons aujourd’hui, l’acte abominable a été exécuté à contre-cœur par le général Juin, résident général par intérim, sur ordre du général Giraud. Ce dernier, pétainiste notoire11, représentait la souveraineté française à Alger12avec le titre de «commandant en chef civil et militaire en Afrique française»13 .
Le lendemain, samedi 15 mai, le même général Juin plaça sur le trône husseinite
S. A. Sidi Lamine Pacha Bey. Le nouveau «Possesseur du Royaume de Tunis» quoiqu’investi conformément à une règle séculaire, sera perçu durant de longues années, comme un usurpateur.
Aussi, à l’instar de P ensemble de la nation, étions-nous à Sadiki «moncéfistes». Par ailleurs, nous étions «néo» par fidélité à Ali Belhaouane. Nous envisagions confusément un avenir républicain… concrétisable par nos enfants voire par nos petits-enfants.
Jusqu’à la fin de nos études secondaires, au début des années cinquante, fidèles à nos idées, nous persistions à rêver d’un idéal lointain et quelque peu chimérique. Notre combat était désintéressé. Nous n’avions pas la folie d’espérer en cueillir nous-mêmes les fruits. N’empêche ! Nous persévérions comme si le succès était a portée de la main.
Or, il Pétait ! Le 31 juillet 1954 est une autre journée inoubliable. Pierre Mendès-France atterrit à El-Aouina. Accompagné, pour la galerie, du maréchal Juin14 et, pour le suivi, de Christian Fouchet15 il se rend à Carthage. L’événement inopiné provoque en nous une surprise mêlée d’espérance. Une heure à peine après sa descente du ciel c’est bien le cas de le dire – le chef du gouvernement français nous fait jubiler.
Sa proclamation, devant le monarque, du principe de l’autonomie interne a
11
Voir Albert Bayet -Histoire de France.
12
Depuis l‘assassinat de l’amiral Darlan en décembre 1942.
13
Le général de Gaulle quittera Londres et débarquera à Alger le 30 mai 1943 quelques jours après la destitution de Moncef Bey
14
Le général Alphonse Juin fut élevé à la dignité de Maréchal de France en 1952.
15
Ministre des Affaires tunisiennes et marocaines (1954 -1955).
l’apparence d’une promesse irrévocable. Elle engage définitivement la France. Dans la joie générale du moment quelques-uns d’entre nous touchaient du bois et formulaient le vœu de ne pas voir le discours de Mendès-France à Carthage subir le sort du discours de Robert Schuman à Thionville.
Ici, un rappel historique est nécessaire.
Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de juillet 1948 à janvier 1953 est originaire du département de la Moselle. De son côté, à la même époque, Louis Perillier était préfet I.G.A.M.E.16 à Metz. Brillant commis de l’Etat, il avait un faible pour la Tunisie. Une partie de sa jeunesse s’était écoulée agréablement au royaume des beys. Lieutenant d’infanterie, âgé de vingt-trois ans, il avait noué quelques amitiés tunisiennes17. Son rêve était de couronner sa carrière en qualité de résident général de France dans notre pays. Et, justement, Metz était le lieu idéal à partir duquel on pouvait gagner la sympathie de Robert Schuman. Aussi, Louis Perillier n’était-il pas resté inactif ; bien au contraire !
Au début de Pété 50, la fleur convoitée fut offerte au superpréfet en un grand tralala. Le 11 juin 1950, à l’occasion d’un banquet en l’honneur des parlementaires d’Outre-mer organisé à Thionville, sous-préfecture du département de la Moselle, le chef du Quai d’Orsay, signale en primeur à son auditoire -et en présence de l’élu -la promotion de M. Louis Perillier à la fonction de résident général à Tunis avec mission de «comprendre et conduire la Tunisie vers le plein épanouissement de ses richesses et l’amener vers l’indépendance qui est l’objectif final pour tous les territoires au sein de l’Union française».
Pour la première fois dans l’histoire du protectorat la nomination d’un résident général est rendue publique dans un décor à rendre jaloux tous les diplomates et tous les grands commis de France et de Navarre. Jamais, au grand jamais, la nomination d’un ministre plénipotentiaire n’a été annoncée de cette façon.
Pour la première fois également le mot «indépendance» est prononcé publiquement par un responsable français de haut niveau. Hélas ! Un an et demi plus tard, le même responsable remettra, dans son bureau, de la main à la main, à M’hammed Chénik, sous pli cacheté, la fameuse «note du 15 décembre 1951». Une longue lettre signée Robert Schuman dans laquelle le ministre des Affaires étrangères revient sur la promesse formulée à Thionville, expose au Premier ministre tunisien, en un style embarrassé, les raisons pour lesquelles il substitue à la notion d’indépendance celle de cosouveraineté franco-tunisienne et le prie d’expliquer ces raisons à S.A. le Bey.
Quelques jours plus tard, Robert Schuman chargera Maurice Schumann secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères de signifier à M. Périllier la fin de sa mission à Tunis. Il s’ensuivra un cauchemar de quarante-huit mois en trois épisodes. D’abord, l’effrayant proconsulat de dix-huit mois de Jean de Hautecloque. Ambassadeur bourru, arrivé à bord d’un croiseur escorté de deux avions des forces aériennes le 13
16
Le sigle I.G.A.M.E signifie «inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire.
17
Né le 1er avril 1900 à Nîmes, Louis Perillier est décédé à Paris dans la nuit du 15 au 16 avril 1986.
janvier 1952, il sera convoqué d’urgence à Paris, le 25 août 1953 pour se voir prier de ne plus remettre les pieds en Tunisie.
Pierre Voizard lui succède le 2 septembre sur proposition de M. Georges Bidault18 , malgré l’opposition de M. François Mitterrand, ministre d’Etat19. Le nouveau résident général prend immédiatement ses fonctions mais avant de se rendre à Tunis il éprouvera la nécessité de travailler jusqu’au 25 septembre à l’Office de Tunisie. Grave faute de service car il y avait le feu en Tunisie et le feu a continué à faire ses ravages. L’événement le plus grave a été l’assassinat du leader Hédi Chaker dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 septembre à 2h40. Enlevé par la Main Rouge à son domicile où il était en résidence surveillée à Nabeul, son corps est retrouvé criblé de balles sur la route de Grombalia. A ses vêtements était accrochée une pancarte portant l’inscription suivante : «Tout acte de sabotage ou de terrorisme commis dans une localité entraînera la mort de trois grands chefs destouriens de ce lieu. Qu ‘on se le dise20 ».
Le 26 septembre, M. Voizard présente ses lettres de créance au Bey. Jouet entre les mains des prépondérants, il ne saura, malgré son sourire permanent, ni convaincre les milieux politiques tunisiens ni satisfaire le Bey. Dix mois plus tard, le 28 juillet 1954, il subira le sort de son prédécesseur : convoqué d’urgence à Paris, il sera prié de ne pas retourner à Tunis. Pour le consoler, M. Pierre Mendès -France l’élève à la dignité de grand officier de la Légion d’Honneur.
Le troisième épisode du cauchemar durera vingt mois, du 31 juillet 1954 au 2 mars 1956. Si la promesse de Pierre Mendès-France a été menée à bon terme et n’a pas tourné à la guerre civile, c’est dans une certaine mesure grâce à P intelligence de Lamine Bey. Sa main n’a jamais été tendue à Salah Ben Youssef.
Bien au contraire, un arrêté du 31 janvier 1956 portait «dissolution du groupement de fait dénommé Secrétariat général du Néo-Destour. L’arrêté était immédiatement exécutoire et concernait non seulement le siège central du groupement sis au 23 rue AL Djazira à Tunis mais toutes les sections ou cellules implantées sur tout le territoire tunisien. Aussi, l’enthousiasme populaire manifesté trois ans plus tard le 25 juillet 1957, à l’annonce de la réalisation de notre vieux rêve républicain a-t-il laissé à plusieurs d’entre nous un poids sur la conscience.
Aujourd’hui encore, un demi-siècle après la fin des husseinides, le même malaise moral tourmente bon nombre de Tunisiens. Les inepties débitées par une poignée de députés caudataires du Combattant Suprême, le silence impudent de plusieurs autres représentants de la nation et enfin la passivité générale devant les sanctions contraires aux lois divines et aux lois humaines infligées à la famille beylicale sont, et c’est le moins qu’on puisse dire, incompatibles avec les valeurs républicaines qu’on se propose de proclamer.
Un seul point blanc dans la noirceur des «débats» tenus ce jour-là : la courageuse
18
Successeur de Robert Schuman aux Affaires étrangères dans le cabinet Joseph Laniel.
19
F. Mitterand présentera sa démission trois jours plus tard.
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Dépêche tunisienne -15 septembre 1953 -page 2 -colonne 6.
intervention de Mohamed Badra sauva l’honneur de l’Assemblée Nationale Constituante ainsi que celui du peuple tunisien. Je mets bien le mot «débat» entre guillemets. A proprement parler, il n’y a eu aucun débat. Un débat suppose une discussion. Une discussion implique une controverse entre l’exposé du pour et la soutenance du contre ou, pour le moins, entre le développement d’argumentations différentes. Or il n’y avait eu ni thèse ni antithèse. Des propos uniformes nous avaient assommés du début à la fin. Durant toute une journée nous avions assisté non pas à une délibération mais à un ballet savamment orchestré, retransmis en direct par la radiodiffusion nationale et suivi en son palais de Carthage par un Souverain soumis à la divine providence. Ce fut probablement pour lui la journée la plus longue de sa vie.
* * *
Contrairement à l’affirmation de Bourguiba, le Souverain n’était pas libre de ses mouvements. Depuis trois jours il était prisonnier dans sa résidence. Une nuée de policiers assiégeaient le palais beylical comme s’ils surveillaient une forteresse peuplée de contre-révolutionnaires.
Or, Lamine Pacha Bey, 76 ans21, homme simple et tranquille, ne présentait aucun danger pour la politique de l’heure. Il aurait volontiers abandonné le trône si on le lui avait demandé22. La passivité avec laquelle il laissa Bourguiba, son Premier ministre, lui retirer «par étapes» ses privilèges, ses prérogatives et ses attributions le prouve suffisamment. Bon Tunisien, patriote sincère mais avant tout bon père de famille, pantouflard et craintif, il aurait sans rechigner accepté de terminer sa vie, dans son propre palais, entouré de sa nombreuse descendance. Je dis bien «son propre palais». Il faut l’affirmer clairement, le palais de Carthage était non pas un bien public mais un bien privé régulièrement immatriculé à la propriété foncière au nom de Mohamed Lamine Pacha Bey, fils de Mohamed El Habib Pacha Bey.
Le souverain résidait au départ, comme ses prédécesseurs au palais beylical d’Hammam-Lif, palais faisant partie du domaine de l’Etat. Son emménagement dans son palais privé de Carthage a été un acte de résistance vis-à-vis du résident général. Lamine Bey voulait empêcher ce dernier de l’importuner à tout moment voire de le menacer de lui faire subir le sort de Moncef Bey. La propriété privée étant sacrée, personne ne saurait la violer, pensait-il.
Appelé jadis Dar Zarrouk, le «palais de Carthage» fut construit vers 1860 par le général Ahmed Zarrouk, esclave affranchi d’origine circasienne, pourfendeur de triste mémoire des sahéliens en révolte contre une augmentation d’un impôt de capitation appelé «mejba», impôt ignoble dans sa conception23 et injuste dans sa répartition24 . Ahmed Zarrouk, ministre de Sadok Bey, après de multiples révocations et
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Né le 11 septembre 1881 (9 Chawai 1298), quelques semaines après la signature du traité du Bardo.
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Affirmation que m’avait fait le Prince Chadly lors de nos nombreux entretiens en 1995-1996.
23
La «mejba» peut être comparée à la vignette automobile actuelle. Tout Tunisien mâle ayant atteint sa majorité, pour pouvoir sortir de son domicile et circuler sur la voie publique, doit payer «la mejba» une fois Pan même s’il ne dispose d’aucune ressource. Les infirmes en étaient dispensés ainsi qu’un certain nombre de fonctionnaires.
24
En étaient dispensés également, on ne sait pour quelles raisons, les Tunisiens nés et résidant dans les cinq villes suivantes : Tunis, Kairouan, Sousse, Monastir et Sfax.
réintégrations fut définitivement écarté des affaires en mai 1881. Il mourut en 1889. Son fils Mohamed Zarrouk dilapida en très peu de temps le patrimoine paternel. Un tuteur vendit la demeure en question à un riche israélite répondant au nom de Haï Bessis. A son tour Albert, héritier de Haï céda la demeure construite par Ahmed Zarrouk au bey régnant Mohamed El Habib, en 1922, pour la somme de 400.000 francs.
Vingt-deux ans plus tard Lamine Pacha Bey en devint l’unique propriétaire en achetant les parts de ses cohéritiers. Immédiatement après, il y fit apporter de multiples transformations et embellissements. A cet effet, il contracta auprès du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie, un emprunt de trois millions de francs remboursable en 32 mensualités. A partir de ce moment l’ancienne résidence du général Ahmed Zarrouk devint un palais digne d’héberger un souverain25 .
La dignité du départ de Lamine Bey de la demeure royale, le silence et la patience montrés devant les maux immérités de sa déchéance, le stoïcisme avec lequel il a supporté le malheur prouvent suffisamment la douceur de son caractère et l’équilibre de son tempérament.
* * *
A 18 heures 15, en ce jeudi 25 juillet 1957, après une suspension de quelques minutes, la séance est reprise à l’Assemblée Nationale Constituante pour le dernier acte de cette journée mémorable. Très bref, ce dernier acte ne durera pas plus d’un quart d’heure. Le Président Jallouli Farès lit à haute voix le texte de la résolution finale rédigée sous forme de décret. Sous une tempête d’applaudissements, il le remet pour attributions au Combattant Suprême après l’avoir félicité de son accession à la Présidence de la République.
En effet, ce décret pris au nom du peuple, énonce quatre stipulations immédiatement exécutoires :
1- La Monarchie est abolie.
2- La République est proclamée.
3-En attendant l’entrée en vigueur de la Constitution il est donné mission au Président du Conseil d’assurer dans leur condition présente les affaires de l’Etat avec le titre de Président de la République Tunisienne.
4-Le gouvernement et le Président de l’Assemblée sont chargés chacun en ce qui le concerne de l’exécution dudit décret et de le diffuser universellement.
A 18 heures 30 Bourguiba plébiscité Chef de l’Etat donne mission à une délégation de se rendre à Carthage pour remettre au souverain déchu une copie du décret et le conduire, lui et les siens, au nouveau «palais» choisi pour eux.
Après avoir abrité divers services, le palais de Lamine Bey est depuis 1983 le siège de «Beït-El-Hikma» devenue en 1992 «Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts».
La délégation est composée de MM. Taïeb Mehiri et Ahmed Mestiri, respectivement ministre de l’Intérieur et ministre de la Justice, Ahmed Zaouche, gouverneur de Tunis ; Ali Belhaouane, maire de la Capitale et Driss Guiga, directeur de la Sûreté Nationale.
Le bey prend connaissance du document présenté par MM. Taïeb Mehiri et Driss Guiga. Il s’incline devant les mesures d’assignation à résidence prises non seulement à son encontre mais également à l’encontre de la beya, Lalla Jnaina26 60 ans ; de leurs trois fils, les princes Chadiy, 47 ans ; M’hammed, 43 ans ; Slaheddine, 38 ans et, je ne sais pour quel motif, la princesse Soufia, 45 ans, épouse Ahmed Kassar. Peut-être sera-t-elle, la bonne à tout faire dans la nouvelle résidence de ses parents. Fera partie également du lot l’un des gendres du bey, le docteur Mohamed Ben Salem, 37 ans, époux de la princesse Zakia, ancien ministre de la Santé publique et premier maître de Driss Guiga27. Enfin, on était allé cueillir dans son domicile, le prince Hassine28, 64 ans, bey du camp et héritier présomptif du trône.
Un convoi de plusieurs voitures mène tout ce monde, sans aucun bagage, à la Manouba au palais Hidaya, une très vieille bâtisse, dépourvue d’eau et composée de plusieurs chambres ouvrant sur une vaste pièce intérieure. La cuisine et les toilettes, il vaut mieux ne pas en parler. Quant au mobilier des chambres, il était réduit à sa plus simple expression. Dans chaque pièce, un matelas était étalé à même le sol, sans draps ni couvertures. Vers la mi-novembre on pensera à fournir une couverture de laine à chaque te. Un gargotier de Bab-Souika a servi, aux frais de l’Etat, des repas pendant les trois premières journées ; puis plus rien. On fera savoir au bey qu’il devra subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Sans lui préciser quels sont les moyens à utiliser. Entre-temps, le bey du Camp est libéré ainsi que le prince M’hammed et la princesse Soufia.
Le prince Chadly et le docteur Ben Salem seront déportés au gouvemorat de Kairouan au bout d’une semaine. Ils seront isolés l’un de l’autre jusqu’en 1961 dans la prison d’El Houareb. Le gouverneur, M. Amor Chéchia, aura l’œil sur eux avec son zèle coutumier.
De son côté, le prince Slaheddine, après un séjour de trois mois au palais Hidaya, sera conduit, sans la moindre explication, à la prison civile de Tunis. Il y tirera deux années d’embastillement, dans une totale claustration. L’arbitraire du pouvoir ne permettra ni à son épouse, ni à sa fille de lui rendre visite. Ces deux jeunes êtres seront sauvés de la clochardisation par une danseuse d’origine italienne, bien en vogue à l’époque, répondant au nom professionnel de Dalila. La vedette au grand cœur les h&bergera durant plusieurs mois. Le prince Slaheddine le saura à sa
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Jnaina bent Hadj Béchir Ayari.
27
Driss Guiga, neveu de Me Bahri Guiga, a commencé sa carrière en août 1950 comme chef de cabinet du Dr Mohamed Ben Salem, ministre de la Santé publique dans le deuxième gouvernement de M. M’hammed Chénik. Né le 21 octobre 1924, il avait fait des études supérieures de droit d’abord à Alger puis à Paris.
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Ce malheureux prince, frère de MoncefBey, s’était pourtant dérangé pour accueillir Bourguiba à l’aérodrome d’El Aouina, le 22 mars 1956.
libération. Lui-même, pour vivre, acceptera un emploi subalterne dans l’un des cafés de Tunis.
Quant à Lamine Pacha Bey il sera transféré avec la Beya, à la Soukra, au début de l’automne 58. Du 25 juillet 1957 au mois d’octobre de l’année suivante le souverain déchu et son épouse auront passé quinze mois d’extrême misère, une misère à faire saigner le cœur, dans un endroit repoussant. En prime, ils auront subi les avanies du sieur Hassouna El Karoui, un fayot issu des comités de vigilance, haussé au rang de délégué du gouverneur de Tunis et affecté à la Manouba. Au lendemain de la mort de ce triste cerbère dans un accident de la circulation, les conditions de détention s’amélioreront considérablement. Lamine
Bey était gravement malade. Commis pour l’examiner, un médecin italien exerçant dans la localité tira la sonnette d’alarme. Quelques jours plus tard, le gouverneur Ahmed Zaouche vint voir les deux captifs pour leur annoncer deux bonnes nouvelles : d’abord, leur prochain transfert à la Soukra dans une petite villa, deux pièces, cuisine et salle de bains ; ensuite, le service mensuel d’un subside de 80 dinars. L’allocation correspondait à peu près aux émoluments d’un professeur de renseignement secondaire. Ce n’était pas le Pérou mais la fin du dénuement.
En 1958, la Soukra était encore un village. Le long d’un chemin interminable reliant l’Ariana à El Aouina, une centaine d’habitations, quatre ou cinq boutiques, une école primaire et un poste de police étaient alignés sans plan d’aménagement. Et puis, dans la vaste plaine étaient éparpillées des maisons de campagne appartenant à des fermiers ou à des propriétaires terriens plus ou moins nantis.
Parmi ces logements, le nouveau lieu de détention mis à la disposition de nos deux hôtes avait un aspect agréable. C’était effectivement une villa, petite et coquette. Mais si la détention cessait d’être cruelle, elle demeurait sévère : le jardin était interdit aux occupants des lieux. Un garde national mis de faction sur le seuil même du corridor le leur rappelait en permanence. Peu importe ! Lamine Bey et la Beya rendirent grâce à Dieu pour une quiétude et une humanité retrouvées. Leur fille, la princesse Soufia, a été autorisée à leur rendre visite à tout moment.
Hélas ! l’aubaine ne durera pas longtemps. Le malheur semblait poursuivre le bey et la beya. Le pouvoir continuait à s’acharner sur eux. Leur installation à la Soukra coïncidait avec la fin du procès Tahar Ben Ammar. Traîné en août 1958 devant la Haute Cour de Justice malgré la jouissance de l’immunité parlementaire due aux députés de l’Assemblée Nationale Constituante, l’ancien Premier ministre échappa, faute de preuves, aux accusations malveillantes portées contre son passé politique. Il échappa également pour la même raison à une obscure affaire de détention de bijoux confiés à lui-même, en dépôt, par la beya.
Seule une fausse déclaration des revenus de l’année 1954 put être retenue de justesse contre lui. En effet, M. Ahmed Zorgati, inspecteur des finances chargé de l’examen du dossier fiscal de F accusé, opposa dans son rapport à la Haute Cour la prescription quant aux délits commis depuis plus de quatre années donc pour les années antérieures à 1954. Le verdict prononcé le 8 septembre 1958 fut lourd : 30 millions de francs d’amende.
Deux années plus tard, on remettra sur le tapis la rocambolesque affaire de bijoux. La beya est convoquée manu militari à la Direction générale de la Sûreté Nationale. Soumise à un interrogatoire serré durant trois journées consécutives, elle ne put supporter cette dure épreuve et perdit subitement l’usage de la parole.
Les inquisiteurs crurent à une simulation mais ils furent rapidement détrompés par les convulsions des muscles du visage de l’inculpée. L’aphasie était réelle et elle fut rapidement suivie d’apoplexie. Ramenée agonisante à la Soukra, la beya sera rappelée à Dieu au bout de quarante-huit heures.
Lamine Bey ne sera pas autorisé à accompagner son épouse bien-aimée à sa dernière demeure. Elle était non seulement son unique amour mais la seule femme jamais touchée de sa vie. En présence de deux de ses fils, les princes M’hammed et Slaheddine (le prince Chadiy étant encore détenu à El Houareb) elle sera inhumée à la Marsa. Le cimetière de Sidi Abdelaziz El Kirchi, interdit ce jour-là au public est encerclé de policiers. Sidi Ali Bel Khodja, Cheïkh El Islam, a effectué devant la dépouille de la défunte la rituelle prière pour les morts.
Veuf, Lamine bey est complètement déprimé. Il ne peut plus vivre à la Soukra. Par chance, la nouvelle de sa libération lui parvient au bout de peu de jours. Le garde national quitte alors le seuil de la villa et lui permet de se dégourdir les jambes dans le jardin. Le souverain déchu est à partir de ce moment un citoyen à part entière. Son premier acte d’homme libre est d’aller se recueillir, en compagnie de ses deux fils, M’hammed et Slaheddine, sur la tombe de son épouse. Le jour même il quittera la Soukra et emménagera dans l’appartement d’un ami Israélite situé rue de Yougoslavie, appartement où avaient trouvé refuge d’abord Ahmed El Kassar, gendre du bey, époux de la princesse Soufia, puis, après lui, la petite famille du prince Slaheddine.
En 1961, Chadly Bey est libéré. Lamine Bey décide de vivre avec son fils aîné. A cet effet, il loue un appartement dans un endroit discret, rue Fénelon, au quartier Lafayette. Il passera dans cette ultime retraite les derniers mois de sa tragique existence. Il décède le 30 septembre 1962. A la Marsa, dans un cimetière fermé au public et investi de policiers, il sera inhumé, conformément à son vœu, à côté de la tombe de son épouse. En rangs, derrière le savantissime Cheïkh Tahar Ben Achour, les membres de la famille, effectueront la rituelle prière pour les morts devant la dépouille du dix-neuvième et dernier husseinide.
Quelques faits me reviennent en mémoire. Je les avais glanés il y a quelques années dans deux témoignages publiés après la chute de Bourguiba. Le premier est celui du prince Slaheddine paru dans l’hebdomadaire «Al Ayem» du 7 avril 1988 ; le deuxième est celui de la princesse Zakia, inséré dans un ouvrage collectif paru sous le
ouvrage présenté par M.Habib Kasdoghii et édité à Tunis en 29 » ة ﺓنساءtitre «
1993 sous le patronage du CREDIF et de l’Institut Supérieur de l’Histoire du Mouvement National.
29
«Des Femmes et une mémoire».
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Comment Lamine Bey a-t-il pu subvenir à ses besoins durant son séjour de quinze mois au palais de la Manouba ? Le prince Slaheddine nous donne une révélation intéressante. A l’insu de la délégation chargée de l’horrible mission de le transférer de son palais de Carthage à la résidence surveillée de la Manouba, l’ex-souverain put camoufler dans ses vêtements une liasse de 500.000 francs. La somme représentait à peu près le salaire annuel d’un fonctionnaire moyen. Dépensée parcimonieusement, elle lui permit de tenir le coup un bon moment. On mit à sa disposition un coursier. Une fois le petit trésor épuisé, Lamine Bey dut implorer la pitié du cerbère Hassouna El Karoui. «Mon père et ma mère, nous confie Slaheddine Bey, restèrent sans nourriture durant trois jours».
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Lamine Bey portait au doigt une bague au chaton finement travaillé. Quelle a été la destinée de ce bijou fascinant ? Le prince Slaheddine répond à cette question : «Le jour où on lui avait fait quitter son palais, mon père avait pris avec lui deux joyaux : sa bague et sa montre en or. La montre, il me l’offrit après sa libération car, à son étonnement de me voir demander l’heure, je l’avais mis au courant de la dépossession de mon bracelet-montre et de mon anneau nuptial lors de mon séjour à la prison civile de Tunis. Quant à la bague nous l’avons confiée à notre sœur aînée. Le bijou était serti d’un diamant d’une valeur actuelle estimée à 70.000 dinars. Un jour d’entre les jours, la secrétaire de Wassila Ben Ammar fit visite à Lalla Aïcha. «Notre père nous a laissé une bague et rien d’autre. Le bijou est chez moi à titre de dépôt» dit ma sœur à Férida. C’était le nom de la visiteuse.
Quatre jours plus tard la même Férida sonna de nouveau au domicile de la princesse. «Le vœu du président, lui annonça-t-elle sur un ton rassurant, est de vous voir conserver la bague en souvenir de votre père. La mejda m’a chargée de vous en informer».
L’accalmie ne dura pas longtemps. Elle était un pur calcul stratégique conçu par la cauteleuse Wassila. Cinq ou six jours après la deuxième visite de Férida, un haut fonctionnaire du premier ministère, M. Hédi Chénoufi, prit la relève et vint informer Lalla Aïcha du désir de la mejda de montrer la bague au président. Le messager se fit délivrer Punique relique héritée de notre père. Depuis, personne n’est revenu nous restituer notre bien».
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