Le jeudi noir des tunisiens
La colère du peuple le plus pacifique de la Méditerranée contre le despote le plus éclairé du monde arabe
Nouvel Observateur
30 janvier 1978
Le secrétaire général des syndicats (UGTT), Habib Achour, avait promis : il y aura grève mais pas manifestations de rue. Les jeunes militants ouvriers et les chômeurs « loubards », les enfants des rues et des banlieues pauvres n’avaient pris, eux aucun engagement. Dès les premières heures de la journée, ils se sont rassemblés dans plusieurs quartiers de la ville. Ils ont crié des slogans hostiles au gouvernement et se sont attaqués à des magasins qui ne respectaient pas le mot d’ordre de grève. L’armée à chargé. Tout de suite, des morts par balles : chez les militaires et chez les manifestants. Dès qu’ne manifestation était dispersée, l’insurrection renaissait dans un autre coin de la ville.
Au gouvernement, on a craint d’être débordé. Si l’on n’était pas suffisamment ferme, l’insurrection deviendrait vite révolution. La joindre faiblesse, et le système tout entier se dissolvait.
…Des appels furent lancés à la radio : « Rentrez chez vous ! », « Parents, ne laissez pas vos enfants sortir ! »…
…On organisa la répression comme il convenait. Dans toute la ville, les pistolets et fusils mitrailleurs ont craché l’ordre. A dix-huit heures, le travail était pratiquement achevé.
…C’en était trop. Le gouvernement décida alors que le libéralisme était all é trop loin et qu’il fallait mater les syndicats. Se sentant menacé, Habib Achour sortit son arme suprême : la grève générale. Ce fut l’insurrection. Ecrassée.
…Mais cette journée d’insurrection n’a pas seulement été le point d’orgue d’une crise politique. Ce fut surtout une journée de colère. La Tunisie des bidonvilles s’est fâchée. Mélassine est descendu dans les beaux quartiers. Sur la colline de Notre-Dame, où les villas de la nouvelle bourgeoisie ont garage, pelouse et piscine climatisée, on n’aime pas beaucoup voir ces braves gens « descendre ». Car, quand Melassine descend, pour rappeler que les jeunes et les vieux chômeurs, ça existe aussi en Tunisie, c’est bien connu, personne n’est plus sur de rien. Pas même les chefs des syndicats. Ce jeudi-là, à Tunis, pour que l’«état de choses» subsiste, il fallait tuer. On a tué. Pleurez, grands cœurs, pleurez vite car demain on rira de nouveau sur les places et même dans les bidonvilles. Mais on n’oubliera pas, on n’oubliera jamais que, ce jour là, Mélassine est descendu et a perdu.