Les événements de Gafsa 1980
Après la décision de Tunis d’expulser l’ambassadeur lybien et de rappeler son représentant à Tripoli, le porte-parole du gouvernement lybien a déclaré : « Nous avons appris avec un vif étonnement et une vive surprise cette décision. Nous pensons qu’il n’y a guère de raison à une telle mesure ». Les autorités tunisiennes n’en continuent pas moins d’évoquer la « responsabilité entière » de la Lybie dans les événements de Gafsa. Cependant, que dans le même temps, maigre la silence officiel que l’on a déjà connu lors d’autres interventions en Afrique, le gouvernement français a ordonné des préparatifs militaires en vue d’une intervention éventuelle, tout en envoyant déjà à Tunis des moyens de soutien logistique. Les événements de Gafsa et leurs tenants et aboutissements, qui restent encore peu clairs, appellent plusieurs questions à propos desquelles peuvent être rappelées plusieurs données.
D’abord, en ce qui concerne le régime lybien, mis en cause ajourd’hui par Tunis, quelques remarques. L’avénement de ce régime, avec la venue au pouvoir en 1969, du colonel Kadhafi a marqué un succès, bien loin d’être négligeable dans la lutte anti-impérialiste des peuples arabes.
En même temps, au fil des ans, la cohérence de la politique menée par ce régime n’a pas toujours été loin de là, évidente. Rappellons que sur le plan des relations extérieures, après que khadafi ait eu durant plusieurs années, un position très critique vis-à-vis de la politique de l’URSS, on a assisté ensuite à un certain rapprochement – non un alignement – du régime lybien avec cette superpuissance. Pour la conférence islamique qui vient de se tenir à Islamabod, on sait que la Lybie avait d’abord envisagé de ne pas y participer – comme la Syrie – puis elle s’y est finalement rendue, participant du coup à l’unanimité qui s’est manifestée dans l’adoption d’une résolution, consacrée pour une part importante à la condumnation de l’URSS.
Concernant les interventions directes ou indirectes du régime lybien, elles sont connues : on a pu les observer à plusieurs reprises sur le continent africain : par exemple au Tchad, en Centrafique avec le soutien à Bokassa, en Ouganda, avec le soutien à Amin-Dada. Un des épisodes les plus négatifs sur ce registre, c’est celui des récentes manœuvres contre l’OLP : la tentative de mettre en cause l’indépendance de ce mouvement de libération en s’en prenant à sa principale composante, le Fath, dont la représentation a été expulsé de Tripoli, à la fin de 1979.
Bien entendu, il ne découle pas mécaniquement de ces aspects de la politique lybienne, la conclusion selon laquelle les autorités de Tunis auraient forcément raison lorsqu’elles entendent réduire purement et simplement les événements de Gafsa à une intervention de la Lybie.
Relations Tunisie-Lybie : Un chapitre complexe
D’autre part, on ne peut réduire non plus à ces aspects de la politique lybienne le chapitre complexe des relations Tunisie-Lybie. Depuis une dizaine d’années, en effet, les différends n’ont pas manqué entre les deux pays. Par exemple, en 1974, lorsqu’un projet d’unification, pour le moins précipitée, entre les deux pays signé sur l’insistance de Khadafi, fut remis en cause quelques jours plus tard. Par exemple, en avril 1977, lorsque la Lybie installe une plate-forme de forage dans la golfe de Gabès, dont les ressources pétrolières seraient très importantes. Comme les deux pays n’arrivent pas, de longue date, à s’entendre sur la délimitation des frontières concernant cette zone litigieuse, cela fera l’objet d’un sérieux différend, et la Tunisie mettra son armée en état d’alerte. On pourrait citer d’autres exemples sur ces dix dernières années, qui ont été parsemées d’incidents de frontières, et aussi d’expulsions de travailleurs tunisiens, nombreux à travailler en Lybie. Ce dernier point est à souligner car il existe un certain va-et-vient entre les deux pays, sans compter les ethnies vivant à la fois dans les deux pays, de part et d’autre de la frontière.
En ce qui concerne les informations sur le déroulement des événements qui ont ensanglanté Gafsa, il y a encore essentiellement pour l’instant, comme source, les autorités tunisiennes, qui ont développé leur version de l’affaire.
La plupart des correspondants de presse ont relevé certaines contradictions dans la présentation des choses faites par le ministère tunisien de l’Intérieur. Ainsi, l’annonce faite d’un grand nombre de victimes, plusieurs dizaines, parmi les forces de l’ordre et d’un nombre de victimes beaucoup plus limite du côté des assaillants, semble mal cadrer avec l’affirmation selon laquelle l’attaque pour prendre le contrôle de la ville de Gafsa, n’aurait été le fait que d’un commando, isolé d’une cinquantaine d’hommes.
La question se voit encore renforcée par le fait que les combats semblent bien s’être poursuivis après dimanche, et selon les agences de presse, continuaient encore jeudi. Le maintien du couvre-feu dans la ville et des nombreux barrages policiers et militaires, aux alentours, jusqu’à ce jour, tend à accréditer l’idée que les événements de dimanche ne s’expliquent pas seulement par l’action d’une manière on ne peut plus officielle.
Un premier convoi part en décembre 1978, Béchir Chaâroun livre à Sath, à la frontière algéro-libyenne, cinq tonnes et demie d’armes à Ezzedine Chérif qui les fait transporter par les Algériens Ayat et Gdich sur un camion Berliet jusqu’à Bir el-Ater. Or décembre 1978, c’est l’époque où le président Boumedienne agonise à Alger. Chekib, retenu dans la capitale, n’est pas au rendez-vous. Le convoi ne s’en dirige pas moins vers le nord et…. se fait arrêter ! Chérif et ses deux compagnons algériens sont jetés en prison par les soins de la Sécurité militaire à Alger.
Troisième épisode curieux du côté algérien : Chekib réussit à libérer Chérif qu’il va chercher au volant d’une Citroën CX à sa sortie de prison, mais il ne peut éviter une condamnation symbolique des deux Algériens qu’il avait pourtant choisis lui-même pour cette opération. En outre, soit qu’il n’ait pas réussi à dédouaner les armes, soit qu’il les ait gardées dans un but inavoué, il insiste auprès d’Ezzeddine Chérif pour que celui-ci fasse croire à Béchir Chaâroun que les armes sont bel et bien parvenues en Tunisie. Ce qui est fait ! Chérif aurait dû se ressaisir à ce moment-là et s’assurer que les Algériens étaient effectivement dernière l’opération. Il n’en fait rien.
Un deuxième convoi est organisé du côté libyen pour le début du mois d’août 1979. Deux camions, cette fois, sont chargés à Tripoli et prennent le chemin de Sath avec à bord Ezzedine Chérif, Béchir Chaâroun, un passeur libyen et un conducteur soudanais. A Sath, les deux Algériens du premier convoi, libérés lors de l’élection du Chadli Bendjedid par l’effet d’une grâce présidentielle, prennent le relais sous la conduite de Chekib, présent cette fois-ci, dès le début. Les camions des Algériens prennent la route du nord via Aîn-Amenas, Hassi-Messaoud et Touggourt. Un des camions arrive finalement chez un certain Basti, dont la ferme proche de la frontière tunisienne, dans la région de Bir el Ater, sert d’entrepôt. Le second camion est conduit par Chekib à Tébessa et sa cargaison, comme celle du premier convoi ne parviendra jamais en Tunisie : quatrième épisode trouble dans l’activité de Chekib.
Un troisième convoi est organisé en décembre 1979. Les mêmes personnes suivent le même chemin avec un seul camion chargé maintenant de deux cents caisses d’armes. Cinquième épisode trouble : d’une part, à deux reprises, le convoi étant arrêté à Hassi-Messaoud comme à Touggourt, le capitaine Chekib montre son laissez-passer et il poursuit sa route ; d’autre part, arrivé dans la région de Tébessa, la cargaison n’entre pas en Tunisie, en raison de l’existence, du côté algérien, d’un dispositif douanier sévère mis en place à la suite d’une banale affaire de trafic de boites de conserve. Cette cargaison non plus n’est jamais parvenue en Tunisie !
Tout compte fait, mis à part les premières huit caisses d’armes acheminées à partir de la Libye et découvertes par les autorités tunisiennes, seule la cargaison d’un camion sur les quatre chargements suivants, qui ont emprunté à trois reprises la voie algérienne, est arrivée en Tunisie. Pas étonnant que les « combattants » une fois installés à Gafsa, en janvier 1980 réclament un supplément de matériel et en dressent une liste expédiée à Tripoli.
Car ces combattants à la différence de Chérif sont eux des hommes de terrain. Ils connaissent le maniement des armes pour avoir fait le coup de feu, qui dans les rangs du Polisario, qui au Liban avec la résistance palestinienne qui enfin dans la «Légion étrangère » libyenne formée d’opposants et d’immigrès arabes.
Leur véritable chef n’est pas Ezzedine Chérif mais Ahmed Mergheni. Né en 1941 à Zarzis dans le Sud-Est tunisien, Mergheni impressionne d’abord par son physique : râblé, moustachu barbe et crâne rasés, il est sûr de lui et parle avec assurance «Je suis un révolté né » dit-il devant la Cour de sûreté de l’Etat. Instruction primaire puis divers petits métiers : manœuvre maçon apprenti chez un vendeur de beignets, garçon de café. Pour lui, les frontières n’existent pas : il les traverse clandestinement vers la Libye ou vers l’Algérie. Il se fait arrêter en Tunisie. Une fois pour vol, une autre fois pour franchissement illégal des frontières. En 1972, il adhére à Tripoli au FPLT (Front progressiste pour la libération de la Tunisie) qu’anime un réfugié tunisien. Amara Dhaou Ben Naïl. Il se charge d’une mission dangereuse : faire sauter des bâtiments publics en Tunisie.
Mergheni rentre clandestinement dans son pays en 1974 se fait arrêter et condamner à cinq ans de prison. Ayant bénéficié d’une grâce présidentielle en 1976, il repart en Libye toujours clandestinement. Amara Dhaou Ben Nail l’emmène alors s’entraîner dans les rangs du Polisation durant cinq mois. Un aller et retour à travers le Sahara à l’insu des autorités algériennes. En juillet 1977 en réponse à un appel lancé par les autorités libyennes, il se porte volontaire pour s’entrainer au camp de Jedaim au combat contre l’Egypte. Là la «brigade tunisienne «compte près de cinq cents recrues dont certaines l’accompagnement à Gafsa en 1980. Mais l’entrainement terminé c’est vers les camps palestinisiens que les mobilisés partent.
Mergheni lui reste en Libye où il passe l’année 1978. Mais en janvier 1979 d’autres perspectives s’ouvrent à lui : Amara Dhaou Ben Naïl de retour d’un voyage au Liban, l’informe qu’il rencontré des Tunisiens combattant dans les rangs palestiniens et prêts à se joindre à une action armée en Tunisie. Le FPLD pourrait ainsi constituer les groupes qui lui manquent le plus. Amara Dhaou Ben Naïl qui est en liaison Avec Chérif depuis que celui-ci est arrivé à Tripoli en 1975 informe Mergheni que Chérif prépare une action en Tunisie et qu’il a dans cette perspective reçu des armes de la part de la Libye. Il lui paraît nécessaire que le FPLT soit présent dans la révolte qui s’annonce et qu’une coordination soit immédiatement assurée. Le contact est établi et Ezzedine Chérif rencontre pour la première fois en avril 1979 Ahmed Mergheni.
Mergheni : «Où sont les cinq cents hommes ? »
Cette épisode illustre bien la situation dans laquelle se trouvent certains mouvements d’opposants exilés : les uns ont des armes mais pas d’hommes (comme Ezzedine Chérif), les autres ont des idées et des sigles mais peu d’hommes et pas du tout d’armes ou encore des hommes qui se battent mais ne disposent d’armes que dans le cadre de la résistance palestinienne. Tous cependant souhaitent ne pas être à l’écart d’une action à mener en Tunisie. Cela explique pourquoi à l’annonce de l’attaque de Gafsa plusieurs communiqués émanant d’organisations inconnues ou peu connues ont été publié dans certaines capitales.
Le rencontre entre Chérif et Mergheni sa accroitre la confusion. Cela paraît aujourd’hui évident à la lumière des aveux passés par l’un et par l’autre. Chérif informe Mergheni qu’il a eu des difficultés pour introduire les armes en Tunisie mais ne lui avoue pas qu’il n’a pas de troupes ! Au contraire il affirme disposer de cinq cents hommes environ et avoir besoin d’instructeurs. Jusqu’au jour de l’attaque en plein centre de Gafsa Mergheni ne cesse de demander à Chérif : «Où sont les cinq cents hommes ? «Mais en avril 1979 l’affaire est entendue : Mergheni baroudeur avant tout est prêt à assembler les «spécialistes ».
Il part en mai pour le Liban rencontre des Tunisiens qui se révèlent marxistes alors qu’il est lui anticommuniste se rabat sur le fond du panier en recrutant des francs-tireurs dont plusieurs ont des antécédents judiciaires. Qu’à cela ne tienne pourvu qu’ils sachent manier les armes. Chérif qui lui ne veut ni du …. ni des Libyens exige que les combattants recrutés par Mergheni se rendent directement en Algérie. Mais celui-ci bloqué au Liban lors de son second voyage en octobre 1979 où il se fait voler son argent attaquer par des Tunisiens militant dans les rangs de la Saïka palestienne et jeter en prison ne peut se dégager du guêpier libanais que grâce aux Libyens. Aussi est-ce à Tripoli qu’il se retrouve avec dix recrues et non à Alger en décembre 1979. Toutefois le BAL expédie tout ce monde à Alger, le 23 décembre où ils avaient été précédés par un premier groupe. Une dizaine de jours plus tard les recrues du Liban et de Libye avec Chérif et Mergheni entrent en Tunisie grâce à la filière de Marzouki et Mliki déjà empruntée par la cargaison d’armes. On connaît la suite. Dans la nuit du 26 au 27 janvier 1980 les assaillants prennent la caserne Ahmed Tlili (hors de Gafsa) subissent un échec devant la caserne du centre-ville attaquent le poste de police et d’autres bâtiments et se font écraser par l’armée tunisienne qui dépêche sur place des renforts Bilan : 48 morts une certaine de blessés et…. une crise maghrébine de grande ampleur.
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