Masmoudi : le Sahara et le grand Maghreb (26 juin 1961)

Le Sahara et le Grand Maghreb

Par Mohamed Masmoudi

Depuis quelques semaines, on assiste à une singulière offensive contre la Tunisie. A Rabat, à Turquand, à Genève, à Evian, à Paris et jusque chez nous à Tunis, certains milieux  maghrébins frères parient des Tunisiens, de leur Chef, de leurs journaux avec des grincements de dents entendus et en termes d’autant plus irritants qu’ils viennent de militants responsables.
Les attaques se développent sous différentes formes : interviews et articles dans les journaux marocains, communiqués de presse par personne interposée et confidences faites à des journalistes étrangers et autres amis qui nous veulent du bien. Là on insulte les Tunisiens, ici on les boude, ailleurs on charge d’autres de les dénoncer comme « complices du colonialisme ».
A peine installé dans les affaires musulmanes, Allal El Fassi excommunie Bourguiba comme « traître » et confond injures avec charges ministérielles. Le M.N.A., lui-même, sort du néant pour porter son coup aux Tunisiens et appeler le reste à l’union.
Pour la première fois, sans doute, une sorte de coalition réunit les archéo-Fassistes et Messalistes et les jeunes révolutionnaires du F.L.N. contre la Tunisie.

Rien, cependant, n’a jamais été dit « en face ». Aucune explication franche et digne entre hommes. La crise est là, qui menace. Pourquoi la laisser sourdre et s’infecter ? Parlons-en plutôt. De quoi s’agit-il ?
Pourquoi ce Maghreb qu’on disait grand et qu’on voulait tolérant, s’est-il si vite ravalé à un agrégat de rancunes et de méfiances ? Pourquoi ces frères de combat, qui, par leur façon particulière de lutter, par leur sobriété lucide, par leur style direct auraient pu contribuer à restaurer le prestige arabe, pourquoi les Maghrébins laissent-ils les félures gagner leurs rangs ?
Et cela, au moment même où nous avons besoin d’opposer un front uni aux prétentions du colonialisme, au moment où, au nom de tous les honnêtes gens, les présidents Modibo Keita et Bourguiba proclament qu’en Afrique « personne ne doit insulter personne ».
Pourquoi, juste au lendemain … : « On n’a qu’à attendre qu’ils s’entre-déchirent… »
Venons-en au fait. Est-ce le Sahara qui nous divisé ? On le dit. Mais je pose la question : Où voit-on du nouveau dans la position tunisienne ?
Tout le monde sait que la rectification des frontières Sud, c’est-à-dire le droit de la Tunisie à son espace saharien était l’un des principaux points du contentieux franco-tunisien, les autres étant Bizerte et la récupération des terres de colons. Jamais objection n’a été formulée à ce sujet. A Dar Essalam même le président Bourguiba a rappelé à ses partenaires nord-africains qu’il avait demandé au général De Gaulle la restitution à la Tunisie de son espace saharien.

Nous avions convenu unanimement, à l’époque, que le Sahara était maghrébin, que tôt ou tard, la souveraineté algérienne serait établie et qu’il fallait de toutes façons dénoncer les prétentions françaises à la souveraineté politique sur le Sahara.
Les mêmes principes ont présidé à la rédaction du communiqué commun Bourguiba-Modibo Keita.
Est-ce porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Algérie que de le dire : c’est avec la France et non pas avec l’Algérie que nous avons un contentieux portant sur nos frontières Sud. Ce ne sont pas les Algériens qui ont amputé la Tunisie de son espace saharien. Il n’y a pas de raison pour que nous, nous mettions en cause leur intégrité territoriale. Eux savent en tous cas de quelle façon nous les aidons à reconquérir leur souveraineté et leur unité.

Mais alors quelle autre question peut nous diviser ? Rien en vérité qui touche au fond des problèmes, aux principes. Rien d’essentiel ne peut –ne doit !- nous diviser tant que le colonialisme est chez nous.
Il y a bien sûr le tempérament des hommes, les caractéristiques propres à chacun de nos peuples, l’approche particulière que nos différents dirigeants ont des problèmes et leurs réactions aux évènements. Il y a nos tactiques et nos moyens d’action qui diffèrent et n’ont jamais été examinés dans un cadre maghrébin.

Pourquoi ne pas consacrer les lendemains d’Evian à nous comprendre et à nous rapprocher par le travail et la discussion. Pourquoi ne pas nous organiser – à l’échelle maghrébine s’il le faut – en plusieurs groupes de travail qui par l’analyse et la réflexion tenteront de dégager une méthode commune d’action.

Devant les agitations qui secouent la France, devant les nouvelles menaces de soulèvement qui pèsent sur l’Afrique du Nord, nous nous devons de redéfinir nos positions de fond et surtout d’arrêter une lactique commune.
En suspendant les négociations à Evian, la France va mettre à profit « le temps de réflexion » pour régler ses problèmes internes de paysannerie et d’armée … et nous voir venir.

A nous de faire notre examen de conscience, d’établir la liste des points qui nous séparent, d’étudier nos propres difficultés et d’apprendre à nous connaître en décidant de les résoudre.
C’est de cette discipline quotidienne, de ce travail continu d’analyse et d’une action sentie, conçue et entreprise en commun que le Grand Maghreb pourra renaître.

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