Le procès de la violence
Les temps modernes
Par Abdelwaheb MEDDEB
La répétition
L’histoire est têtue. Les interprétations falsifiées ne lui résistent pas. Elle se révèle nue quand, inattendue, elle se répète. En elle les ruptures ne constituent pas des barrières infranchissables. Les événements se répercutent, se répondent à travers des époques différentes. Une trace archéologique peut parfois expliquer des continuités contemporaines.
Parmi les surprises que réserves l’histoire, les renversements. Il arrive que ceux-là mêmes qui furent victimes d’un Etat. Quand ils sont en leur pouvoir menacés, emportés par une logique de gouvernement, ils exécutent en bourreaux ce qu’ils subissaient en victimes. Ainsi va l’histoire, cruelle. Ainsi se déplace la violence selon un procès qui en amplifie l’effet dès qu’un pouvoir prend sur lui de durer malgré la haine unanime qu’il suscite.
Qui aurait cru que des événements anciens, classés, célébrés, exagérés pour le besoin d’une geste, auraient pu éclairer de vive lumière des faits présents ? Qui aurait pensé qu’un massacre ordonné par un pouvoir national isolé emprunte le même dispositif de violence qu’un autre massacre perpétré par une armée d’occupation du temps révolu de la colonisation ? On s’étonne à découvrir que le carnage du 26 janvier 1978 apprête une scénographie répressive ressemblant à s’y méprendre celle qui se déploya un certain 9 avril 1938. On s’étonne à ce que l’histoire produit de si parfaites symétries : l’événement qui confirmait l’entrée du néo-destour dans l’histoire (9 avril 1938) se projette sur l’événement qui prélude à sa sortie de l’histoire, à sa mort (26 janvier 1978). La différence entre l’un et l’autre événement est d’intensité. Non de nature.
De l’usage du peuple
Dans les deux cas (9 avril 1938/26 janvier 1978), un processus politique échappait à l’autorité du moment. Allant crescendo, il fallait en briser l’élan. Pour ce faire et pour l’exemple, des morts étaient nécessaires. Mais où choisir ses morts ? Un autre événement, celui de l’affaire du Jallâz (1911), a appris au pouvoir colonial que pour gagner en efficacité, il faut épargner l’élite et frapper dans le peuple. C’est une manière d’assimiler la dichotomie qui partage hiérarchiquement tout pouvoir/savoir arabe (‘âmma/khâssa : général → le peuple/particulier → l’élite). Eclairée par un tel précédent, le 9 avril 1938, l’armée coloniale tira sur le peuple. Et les victimes furent rentabilisées par les dirigeants destouriens de l’époque – forts d’une unanimité quasi nationale – à travers le circuit classique et lucidement élaboré de l’action de masse/répression/solidarité. Ainsi a agi la direction du néodestour : elle manipula le peuple et l’utilisa comme masse de manœuvre pour servir des desseins politiques. Et le pouvoir colonial visa sur la cible qui lui était du doigt montrée. Toutefois, au moment même de l’action, les consciences ne se sont pas préservées aussi cyniques. Mais aux actes les plus insensés, on découvre les principes qui ont commandé à leur accomplissement.
Maintenant que le destour est contesté en tant que parti et Etat, maintenant qu’il est obligé de tuer pour durer, il applique une leçon d’histoire et adopte la tactique de ses ennemis du passé. Des personnalités patronales et partisanes réclamaient, des semaines avant le 26 janvier, des « morts pour l’exemple », pour que cesse ce qu’ils nomment «anarchie » et qui n’est qu’affranchissement du peuple. De provocations en ripostes, une grève générale fut décidée. L’affrontement était inévitable. On tira de front sur les présents. Qui est mort, qui sinon des jeunes et des moins jeunes, ceux du peuple, ceux de la périphérie, des faubourgs et la médina ? Sur la place Bab-Swiqa, entre faubourgs et médina, le carnage a atteint son excès. Comme lors du 9 avril 1938 sur la même place. Mémoire des lieux qui confirme l’irréfutable et funeste symétrie. Si l’on excepte deux ou trois « accidents » au moment du couvre-feu, pas un notable, pas un cadre, syndical ou pas, n’a été abattu. Il fallait tant de morts anonymes afin de monnayer cher la responsabilité des dirigeants de l’UGTT, adversaires politiques et sociaux.
Ainsi de nouveau le peuple a donné du corps. Une ville lui fut offerte. Il s’y fêta. Puis on le surprit pilleur, dit-on, et on tira. Comment distinguer entre l’émeute et la provocation ? La première n’est-elle pas le produit de la seconde ? Ne fallait-il pas susciter une raison tangible pour que les mitrailles éclatent à défaire les visages ?
Méfiance aussi envers ceux qui parlent au nom du peuple, qu’ils en soient issus ou pas. Ils s’adressent davantage à ceux qui les contrent qu’au peuple même. Ils sont souvent membres d’une élite pour qui le peuple est sinon un corps de manœuvre, du moins un thème ou un lieu. Face à une telle topique, l’UGTT s’est levée neuve afin de contourner, par delà ses appareils et sa hiérarchie, un tel circuit. Dans ces orées, se détectent des positions politiques qualitativement en rupture.
D’une dissidence
Le peuple a-t-il occupé uniquement cet endroit passif au cours de l’histoire ? Une stratégie l’attire : celle qui combine simultanément la percée dévastatrice au cœur de l’événement et le retrait dans un territoire autonome où il s’érige lui-même en pouvoir. Cette dualité est à suivre dans ses manifestations depuis qu’Ibn Khaldûn, observateur et historien des pouvoirs d’Etat du Maghreb de la décadence, a fondé une théorie cyclique de l’histoire centrée sur la vie et la succession des dynasties et méprisant d’autres expressions. Ibn Khaldûn n’a pas perçu l’avantage de ladite dualité (percée/retrait). Il n’y a pas vu une dissidence, une désertion délibérée de l’Etat, perspective qu’il ne pense jamais, lui qui a déserté tant d’Etats après avoir vécu leur ombre, après les avoir servis et conseillés, lui qui a voyagé nomade, qui a troqué sans hésiter les alliances, qui s’est raconté persécuté. Comment a-t-il pu être aveugle à la positivité d’une telle stratégie ? (Peut-être l’a-t-il perçue et associée à l’histoire sur le mode mineur, ce qui ne pouvait combler sa volonté de puissance).
Stratégie de la dissidence que ses successeurs – secrétaires et chroniqueurs du makhzen/Etat – nommèrent sîba qui signifie : courir, marcher vite, vagabonder ; sîba exprimant l’idée de l’abandon : se dit de l’esclave sans maître, de la bête qu’on ne monte plus, de la chamelle qui quitte le troupeau après avoir mis bas dix femelles. A la lumière de ces sens, on découvre qu’une telle appellation suppose que l’Etat ne peut pas compter avec ceux qui s’accomplissent solitaires, qui se pensent hors la loi. Il ne dispose pas non plus de la légitimité de les exclure hors la communauté : la shaî’a/loi, en pays d’Islam, même usurpée comme orthodoxie d’Etat, ne permet pas d’excommunier le plus hérétique des sectateurs : c’est pour cela du reste que les quatre écoles juridiques du sunnisme se trouvent littéralement assiégées par les halliers épineux des sectes. Mais revenons à la sîba : tel mot révèle donc que le makhzen se bernait à voir dans les territoires de la dissidence une friche, une terre et des hommes inexploitables. Par cette appellation tardive, les scribes d’Etat auraient souhaité désigner ce qui leur semblait être une régression de la civilisation au vide, de la loi à la coutume, de la science à l’ignorance, du monothéisme au paganisme, de l’Islam à la Jâhiliyya. De peu, et la sîba deviendrait une sorte de ridda structurale (ridda : mouvement d’apostasie qui agita des tribus d’Arabie après la mort du prophète).
Tandis que le mot makhzen s’ensource dans la racine kh.z.n qui signifie : acquérir de l’argent ; makhzen étant le lieur où l’on cache (sa fortune, son trésor) ; s’y trouvent tout ensemble le sens large d’économie (s’emploie pour qui emprunte le chemin le plus court) et celui de l’enrichissement du pauvre. Ainsi se découvre l’enjeu réel entre l’Etat et la dissidence : dans l’un se polarisent l’épargne, l’accumulation, la saisie ; dans l’autre se conjuguent la débauche, la dépense, le don. Face à l’économie accumulative de l’Etat se joue l’enchère dilapidatrice de la dissidence. La seconde constitue un intolérable pour la première, laquelle cherche à prendre toujours davantage pour raison de protection et de guerre, et alibi de service. Mais entre la ponction et la redistribution, s’opère comme par enchantement, une réduction, un déséquilibre par où la dissidence tire son justificatif.
Des idéologues contemporains ont considéré la sîba comme le lieu où s’opère la rébellion pour affirmer une existence négligée par le makhzen, pour en solliciter les services, pour revendiquer l’intégration. Pareil appel semblerait plausible quand on sait que la psychologie du rebelle est ambivalente, qu’elle vise à la fois la mort du Père et le couronnement qu’inspire sa reconnaissance. Cependant une telle suggestion implique deux leurres : ceux-là même qui la défendent (nous pensons surtout à Laroui) tendent d’une part à assimiler les choses khaldûnienne qui ne retient de ce qu’on appel la sîba, on l’a vu, qu’une incompétence à s’organiser en Etat.
Alors que nous considérons que la stratégie des aires de la dissidence (blâd as-sîba) se plaît sinon à s’ériger en ses percées comme un défi vis-à-vis de l’autorité centrale, du moins à se proclamer autre, non compétitive, hors course, en un retrait qui n’exprimerait pas un refus d’allégeance au makhzen, mais un temps d’absence la confirmant rituel déplacé. Telle stratégie ne milite pas en faveur de la négation de l’Etat, donc. Seulement, elle réclame à son égard le droit au retrait. Si elle ne s’inscrit pas candidate dans la chaîne des dynasties, ce n’est point par quelque faiblesse de « solidarité de groupe » (‘asabiyya), mais par choix de civilisation. Par cela, elle instaure l’hétérogène ; elle se reconnaît dans la différence ; elle contribue à la dissémination et à la multiplication des pouvoirs. De telles dispositions circulent encore fluides et atomes dans les corps et les esprits maghrébins.
D’un détour archéologique qui éclaire l’actualité. D’une topique qui situe le lieu véritable de la pratique du peuple. D’une tradition qui maintenant s’exprime transformée, métamorphosée, prise en charge par un jeu institutionnel moderne.
D’une dissidence autour de laquelle s’est mise en orbite l’UGTT. D’une dissidence visée par le pouvoir destourien et associée par la parole bourguibienne à « l’anarchie bédouine », à la rémanence tribale qui conspire contre l’Etat/nation. D’une dissidence à positiver, à fertiliser, par ces temps d’Etats puissants, sévissant, usurpant, à adopter comme une posture de l’être dans les constructions politiques à démocratiser, à démolir.
De la démocratie en Afrique
Le peuple respire dans la dissidence, donc. Celle-ci, vaste, historique, enfouie, déplacée, pourra-t-elle se joindre au projet démocratique ?
Qu’est-il d’abord ce projet dans un pays d’Afrique ?
Il serait la conséquence de la diffusion des modèles occidentaux colportés par les modes de culture, d’expression, de langues, de raisonnement, d’exploitation de la nature, de développement. Bref, il serait la conséquence de la technique.
Un pays d’Afrique se démocratise-t-il à mesure qu’il se technicise/occidentalise ? Au nombre des distorsions et des enclaves, la réalité s’avère hétérogène. En elle cohabitent des secteurs en mutation et des espaces en résistance. Il y aurait une fragilité, donc. Le projet démocratique attire des lieux et en neutralise d’autres. La tradition de la dissidence s’assombrit refoulée ici, s’avive réflexe ailleurs.
Le projet démocratique est un don de viabilité pour une forme de société qui veut perdurer par adaptations successives. La démocratie s’organise selon un jeu d’alternance qui cède une illusion de changement permettant aux idées et aux hommes politiques de circuler dans les instances du pouvoir afin de prévenir les ruptures. Mais le système demeure ouvert pour qu’en certaines de ses filières, ça puisse exploser, soudain.
A chaque démocratie, à côté de la viabilité, il y a un seuil. Ce seuil change. Pour un pays d’Afrique, la technique n’a pas oblitéré la tradition despotique de l’Etat. La démocratie y constitue soit une hantise, soit une expérience archicontrôlée. La demeure démocratique y a l’étroitesse d’un seuil : elle s’arrête presque là où elle commence. Sa viabilité n’est pas au degré zéro, mais infime.
L’UGTT a milité, en Tunisie, pour élargir le champ de la démocratie. Pour réussir, elle excita tel réflexe de la dissidence. L’Etat agit contre ces prétentions comme aurait agi, en d’autres temps et par rapport de forces favorable, le makhzen contre la sîba : en pourchassant, en traquant, en isolant, despote marqué par le refus de la différence, du plural.
Cependant, la partie n’est pas perdue. Pour pessimiste, l’heure est grave ; à nul moment elle ne sera tardive. La mise est majeure. Et les jeux continuent.